mercredi, avril 23, 2008
Mais qu'est-ce qui reste de la gauche au Québec?
Un texte bien interessant trouvé sur le web...
Une analyse concrète du nouvel impérialisme "made in québec" en Haiti.
A lire absolument...
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Où est passée la gauche au Québec?
Par Yves Engler
Depuis le dernier siècle une ligne a sépare la gauche à travers le monde. D’un côté on trouvait les «forces progressistes», celles qui voulaient appuyer l’impérialisme et la guerre, habituellement en retour pour un «siège à la table» ou autre avantage du pouvoir. L’exemple le plus commenté de l’appui de la gauche à l’impérialisme a été lors de la Première Guerre mondiale quand la majeure partie de la Deuxième Internationale s’est mise du côté de sa propre classe dirigeante et de ses gouvernements dans la boucherie qui a suivi. De l’autre côté de la ligne, on trouve ces personnalités et organisations qui maintiennent une position de principe en faveur de la réelle démocratie pour tous les habitants de la planète et s’opposent à l’impérialisme et au colonialisme sous toutes ses formes, spécialement quand leur classe dirigeante y est impliquée.
Pour en venir à se demander: quelle sorte de gauche nous reste-t-il au Québec? Pour tenter de répondre à cette question, le cas d’Haïti est édifiant. Des corporations établies dans cette province telle que SNC-Lavallin, Ste-Geneviève Resources et Gildan Activewear ont récolté leurs mises avec le renversement le 29 février 2004 du gouvernement élu d'Haïti. Le gouvernement du Québec a fourni au gouvernement issu du coup d’État un important appui politique. «Plusieurs ministres haïtiens sont venus en visite au Québec, particulièrement à l’automne 2004» rapporte le site Internet du gouvernement. Durant le règne du gouvernement issu du coup d’État, Jean Charest a effectué le premier voyage officiel de l’histoire d’un Premier Ministre du Québec en Haïti (Le site Internet du gouvernement du Québec proclame que Charest a rencontré le Premier Ministre installé par les États-Unis, Gérard Latortue, quatre fois). Ces visites ont permis de faire progresser une série d’initiatives dans l’éducation et la justice prises par cette Province visant à subordonner davantage la souveraineté politique haïtienne. Et depuis le coup d’État, les forces de police du Québec sont à l’avant-garde pour le rétablissement du contrôle de l’étranger sur la force de police haïtienne. Les politiciens qui ont concocté la décision d’Ottawa de participer au renversement du président élu haïtien, Jean-Bertrand Aristide, étaient tous des membres du Parti Libéral du Québec (Pierre Pettigrew, Denis Coderre et Denis Paradis). Ces politiciens fédéralistes ont agi avec le ferme appui du Bloc Québécois. À titre d’exemple assez significatif, lors d’un meeting du Comité Permanent des Affaires Étrangères et du Commerce International, le député du Bloc Québécois Pierre Paquette émettait des critiques à l’endroit du NDP (New Democratic Party/ Nouveau parti démocratique) à cause de l’utilisation du mot «removal» («qui veut dire renversement») pour décrire ce qui était arrivé le 29 février 2004 à Aristide. Paquette insistait pour exiger d’ Alexa McDonough du NDP l’usage du terme «départ» à la place.
En tant qu’état capitaliste avancé, l’appui du Québec à l’impérialisme occidental en Haïti ne devrait pas surprendre. Il y a déjà une trentaine d’années, le Parti Québécois déclarait qu’un Québec indépendant continuerait à être membre de l’OTAN, du NORAD et même du Commonwealth. Ce qui est surprenant, c’est de voir à quel point la «gauche» a été partie prenante de l’impérialisme québécois. Un récent rapport publié par Alternatives, considéré comme l’une des organisations non gouvernementales les plus à gauche du Québec, offre un bon signe sur l’attitude coloniale de cette province vis-à-vis d’Haïti. La déclaration la plus troublante dans le rapport intitulé «Haïti: Voix des acteurs» nous dit: «Dans un pays tel qu’Haïti, où la culture démocratique et le concept de bien commun n’ont jamais pris pied, et où la signification d’élections et de représentation est limitée aux élites éduquées, et en particulier à ceux qui ont reçu une éducation citoyenne dans les mouvements sociaux (1). »
D’après Alternatives, les Haïtiens sont trop stupides pour savoir ce qui est bon pour eux, à moins, pour ainsi dire, d’avoir été éduqués par une ONG étrangère. Le rapport, qui a été financé par Ottawa, est rempli d’autres attaques contre les Haïtiens et le mouvement populaire local. «Haïti: Voix des acteurs» n’est tout simplement que le dernier exemple du soutien (presque unanime) de la «gauche» au Québec à l’intervention occidentale en Haïti.
Au plus fort de la campagne de déstabilisation contre le gouvernement élu, en février 2004, la plus importante fédération syndicale de la Province, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), a manifesté ouvertement son opposition au gouvernement haïtien. Le 12 février, la FTQ publiait un communiqué de presse partial pour condamner le gouvernement d’Aristide. Le 16 et le 17 du même mois, Fernand Daoust, l’ex-dirigeant de la FTQ, à l’instar des représentants des deux autres plus grandes fédérations syndicales du Québec, a fait partie d’une délégation syndicale internationale opposée au gouvernement haïtien. La délégation attira de façon significative l’attention des médias en Haïti et à son retour d’Haïti, Daoust était cité dans les médias du Québec dénonçant le gouvernement d’Aristide. Le 1er mars, un jour après le renversement du président élu par les Marines des USA, la FTQ faisait paraître un communiqué de presse célébrant la libération de militants syndicaux et faisant appel à la communauté internationale pour «aider les Haïtiens à construire la démocratie dans leur pays».
Les condamnations par la FTQ du gouvernement élu d’Haïti se faisaient au moment même où une invasion de paramilitaires parrainés par la CIA (conduite par des malfrats bien connus tels que Guy Philippe et Jodel Chamblain) terrorisait le pays. Parallèlement, une campagne bien orchestrée et financée internationalement (principalement par les États-Unis, la France et le Canada) de déstabilisation contre le gouvernement haïtien était en cours. Il est évident que les critiques émises par la FTQ à l’endroit du gouvernement haïtien ont contribué à la réussite de cette campagne de déstabilisation qui a servi à justifier la participation du Canada au coup d’État. A ma connaissance, la FTQ n’a pas fait de commentaires sur la destruction du syndicat des chauffeurs après le coup d’État, les bureaux de la Confédération des Travailleurs Haïtiens (CTH) qui ont été attaqués en septembre 2004, les menaces de mort par la police contre le dirigeant de la CTH, Loulou Chéry en décembre 2004 ou les innombrables violations des droits humains après le coup d’État.
La FTQ, aussi bien que la troisième plus grande fédération syndicale de la province, la CSQ, sont membres de la Concertation pour Haïti (CPH) – à l’instar de Développement et Paix, Amnesty International (chapitre du Québec ), Entraide Missionnaire et une demi-douzaine d’autres ONG. La CPH est un groupe informel qui étiquetait Aristide de «tyran», son gouvernement de «dictature» et de «régime de terreur» et à la mi-février 2004 demandait son renversement. L’antagonisme manifesté par la CPH à l’endroit du Parti Lavalas d’Aristide n’était pas simplement un avatar du soulèvement politique de février 2004._La CPH a repris les assertions faites précédemment par l’élite dirigeante haïtienne que Lavalas avait lancé une «Opération Bagdad», où il est question de policiers qui ont eu la tête tranchée. De nombreux observateurs ont fait remarquer que l’«Opération Bagdad» était simplement de la propagande en faveur du coup d’État destinée à distraire l’attention des méfaits du gouvernement de facto, particulièrement du meurtre d’au moins cinq pacifiques manifestants pro-constitutionalistes le 30 septembre 2004.
Dans une lettre datée du 27 janvier 2006 à Allan Rock, l’ambassadeur du Canada à l’ONU, la CPH et l’organisme Droits et Démocratie basée à Montréal ont repris les exigences de l’extrême droite pour l’intensification de la répression dans le plus grand bidonville du pays et bastion du soutien au président renversé, Cité Soleil. Une quinzaine de jours après une « grève» du secteur des affaires réclamant des attaques plus soutenues par les troupes de l’ONU contre les «gangsters» à Cité Soleil, la CPH a mis en question les «véritables motifs de la mission de l’ONU». Cette lettre demandait aussi si les forces de l’ONU étaient là pour «protéger des bandits armés plutôt que pour restaurer l’ordre et mettre fin à la violence». Critiquer les troupes de l’ONU pour leur mollesse à Cité Soleil détonne face aux preuves montrant la brutalité dont elles ont fait preuve, avec entre autres une attaque meurtrière contre un hôpital telle que documentée par des groupes de solidarité de militants canadiens anglophones peu avant la lettre de la CPH. Bien sûr, l’exemple illustrant le mieux la répression menée à Cité Soleil, c’est le raid du 6 Juillet 2005 visant à tuer un dirigeant de «gang». Cette opération a fait au moins 23 morts civils. (voir le film de Kevin Pina Haiti: The UNtold Story qui documente la criante brutalité des forces de l’ONU.)
Le Centre d’études internationales et de coopération (CECI, en français) est l’une des principales ONG du Québec impliquées en Haïti à ne plus faire partie de la CPH. Un an auparavant, un porte-parole du CECI me disait qu’ils ne se sentaient pas à l’aise avec la nature politique de la CPH. Cependant, à la veille du coup d’État, le porte-parole honoraire du CECI, le chanteur haïtiano-québécois et nationaliste québécois en vue, Luc Mervil, était à la tête d’une manifestation à Montréal réclamant le renversement d’ Aristide. Ce groupe a aussi publiquement endossé l’occupation par l’ONU. Le 31 janvier 2007, leur porte-parole disait au quotidien Le Devoir que «l’interventions musclée menée par la Minustah [les forces de l’ONU] dans les zones chaudes de la capitale avait refroidi les ardeurs des groupes armés.
Nous pouvons maintenant circuler plus librement dans la capitale»._Six jours avant la parution de ces remarques, un raid mené par les soldats de l’ONU contre Cité Soleil avait fait cinq morts et une douzaine de blessés, selon l’ Agence France Presse. Un mois plus tôt, le 22 décembre, un assaut mené par la Minustah contre Cité Soleil (publicisé par ses architectes comme une opération contre des «gangs armés» prétendument responsables d’une recrudescence des kidnappings) a laissé sur le terrain des dizaines de civils tués et blessés, y compris des femmes et des enfants. L’Agence France Presse indiquait qu’au moins 12 personnes avaient été tuées et «des dizaines d’autres» blessées, un bilan dépassant une quarantaine. Une organisation haïtienne de droits humains, AUMOD, rapportait 20 tués. L’Agence Haïtienne de Presse faisait part de «très sévères dégâts matériels» par suite de l’attaque des Casques bleus de l’ONU, et des inquiétudes concernant «l’éventualité d’un très sérieux problème d’alimentation d’eau à cause des citernes et des conduites d’eau perforées par l’impact des projectiles».
L’endossement public par Les ONG québécoises (et les syndicats) de l’intervention occidentale en Haïti est parti de loin pour décourager l’opposition au coup d’État. Tout aussi important, les ONG citées plus haut font intégralement partie de la stratégie américano-canadienne d’appui à l’opposition de la classe moyenne au mouvement Lavalas. Trop souvent, les projets des ONG par ricochet ont divisé le mouvement populaire en orientant les protagonistes politiques haïtiens vers desinitiatives sectorielles aux dépens d’un mouvement de masse. Les O NG étrangères ont directement miné le mouvement Lavalas en finançant uniquement des groupes de l’opposition. En juin 2005, par exemple, un représentant d’Alternatives, François L’Ecuyer, admettait que tous les 15 groupes avec lesquels travaille Alternatives en Haïti sont anti-Lavalas.
La différence entre la gauche au Québec et la gauche au Canada anglais concernant Haïti est frappante. Les syndicats canadiens-anglais, les groupes anti-guerre et les médias radicaux se sont généralement montrés réceptifs à l’idée que le Canada avait participé à un coup d’État sanglant en Haïti. Quand des médias progressistes tels que The Dominion, New Socialist Magazine ou Canadian Dimension ont publié leurs plus récentes éditions consacrées à l’impérialisme canadien, ils ont tous inclus au moins un article détaillant les crimes commis par le Canada en Haïti. À l’inverse, au plus fort de la répression appuyée par le Canada en Haïti, la publication «radicale» québécoise À Bâbord! faisait paraître une édition consacrée à l’impérialisme canadien qui ne se donnait même pas la peine de mentionner le rôle joué par le Canada dans ce pays.
L’histoire n’est pas différente en ce qui a trait aux groupes anti-guerre et aux syndicats. Les filiales de l’Alliance canadienne de la paix se sont généralement prononcées et ont milité contre le rôle du Canada en Haïti. Cependant, quand des membres du groupe montréalais Échec à la guerre a voulu faire passer une (timide) condamnation de l’implication du Canada en Haïti, deux de ses membres, l’Organisation catholique pour le Développement et la Paix et AQOCI (un groupe parrainant une vingtaine d’ONG du Québec), s’y sont opposés. Dans les mois qui ont suivi le renversement du gouvernement élu d’Haïti, des progressistes au sein du
Congrès canadien du travail (CLC) ont essayé de faire passer une résolution critiquant le rôle du Canada dans le renversement d’Aristide et l’appui apporté à une dictature criminelle. La FTQ, qui se réserve le privilège des relations avec les pays de langue «française» au CLC, a œuvré à endormir l’opposition au sein du CLC. De même, Le Monde Ouvrier de la FTQ a promu la ligne dure pour la propagande anti-Aristide en octobre 2004.
Le mois dernier la FTQ a fait paraître un rapport de 59 pages sur Haïti qui passe tout simplement sous silence le coup d’État et les événements qui ont suivi. Comment peut-on discuter sérieusement de l’avenir d’Haïti sans même mentionner le coup d’État? La FTQ discuterait-elle de l'avenir de l'Irak sans tenir compte de l'invasion menée pas les États-Unis? Pour dire que ce rapport en arrive le moindrement à faire allusion au coup d'État de 2004, c'est quand il s'en prend à la plus importante fédération syndicale d'Haïti, la CTH, à cause des sympathies de cette dernière envers Lavalas.
C’est sans aucun doute l’exemple le plus déplorable qu’il y ait, d’un groupe «radical» s’alignant avec l’impérialisme en Haïti, tel est le cas de Québec Solidaire. La porte-parole de Québec Solidaire, Françoise David, est allée en Haïti alors en proie aux crimes perpétrés par le gouvernement putschiste et, à son retour, comme un perroquet elle reprenait publiquement (sur les ondes de Radio Canada et ailleurs) les opinions de l’élite, jetant le blâme pour la violence sur les sympathisants du gouvernement renversé d’Haïti. Le 9 mars 2006, Françoise David prenait la parole à un événement organisé par la Concertation pour Haïti en compagnie de Danielle Magloire, un membre du «Conseil des sages» qui avait nommé Gérard Latortue Premier ministre du criminel coup d’État. À la mi-juillet 2005, Magloire émettait une déclaration au nom des sept membres du «Conseil des sages» proclamant que tout média qui donnerait la parole à des «bandits» (code pour désigner les partisans d’Aristide) devrait être fermé. Elle affirmait aussi que le Parti Fanmi Lavalas d’Aristide devait être banni des élections à venir. L’unique exemple, qui nous vient, de Québec Solidaire exprimant publiquement son opposition à l’intervention en Haïti, aura été une seule phrase prononcée par un candidat de ce parti qui se présentait dans un comté largement habité par des gens de la communauté haïtienne de Montréal. Ce parti a même gardé le silence quand en mars 2006 le Premier ministre du Québec Jean Charest a festoyé avec le dictateur du régime de facto Gérard Latortue encore tout couvert de sang.
Plus de quatre ans plus tard, cela devrait sauter aux yeux que le coup d’État a fait un tort immense à Haïti. Il s’en est suivi une terrible vague de répression appuyée par les autorités, une augmentation des kidnappings et d’autres troubles sociaux parallèlement à une multiplication du prix des besoins de base. Également, la majorité pauvre d’Haïti a rejeté la politique canadienne à maintes reprises, et de façon encore plus évidente avec l’élection de René Préval, un proche d’Aristide, comme président. Face à une presse internationale et nationale presque unanimement hostile, ils sont des dizaines de milliers à continuer à manifester pour exiger la fin de l’occupation et le retour d’Aristide. Un mois auparavant, entre cinq mille (Associated Press) et dix mille personnes (Haiti Liberte) gagnaient les rues à Port-au Prince le jour marquant le quatrième anniversaire du coup d’État. Donc, pourquoi face à une telle évidence (de faits documentés dans de nombreux livres, films, etc.) la «gauche» québécoise continue-t-elle à appuyer une brutale lutte de classe avec les institutions de cette province liguées contre une population déjà appauvrie?_Se pourrait-il que ce soit à cause des nombreuses compagnies basées au Québec qui font des affaires en Haïti? Ou le fait que le gouvernement d’ Aristide faisait la promotion de la langue créole aux dépens du français? Peut-on l’expliquer par le rôle que jouent en Haïti les missionnaires du Québec? Ou bien est-ce que les ONG québécoises ont tout simplement été achetées par l’argent de l’aide canadienne?
Depuis l’époque de François (Papa Doc) Duvalier, les missionnaires du Québec ont un rôle prépondérant en Haïti. Beaucoup de membres du clergé qui ont dû laisser le Québec durant la Révolution tranquille dans les années 1960s ont pris le chemin d’Haïti pour travailler sous la brutale dictature de Duvalier (qui avait pris le contrôle de l’Église). Cette relation s’est poursuivie au cours des ans, Haïti accueillant plus de missionnaires canadiens que tout autre pays de l’hémisphère occidental. Au grand dam de l’Église catholique, le gouvernement d’Aristide a appuyé le vodou, en légalisant les mariages, baptêmes et funérailles vodou en mai 2003. Certaines des ONG québécoises les plus férocement anti-Aristide, plus spécifiquement Entraide Missionnaire et l’organisation catholique Développement et Paix, ont des attaches religieuses. (En mars 2006, un document d’appui de Développement et Paix disait ceci: «Les médias internationaux ont entouré le départ d’Aristide le 29 février 2004 avec des ‘théories de conspiration’, allant dans certains cas jusqu’à déclarer que la CIA avait renversé le président par un coup d’État… En fait, Aristide lui-même a été largement responsable des circonstances qui ont amené son départ forcé.»)_Ma rencontre avec une religieuse québécoise qui administre un couvent où je prenais logement au Cap-Haïtien, la deuxième ville d’Haïti, fournit un indice sur la façon de penser des missionnaires du Québec. Elle me disait qu’Aristide était le plus gros trafiquant de drogues du pays et quand j’ai voulu en savoir plus, elle a préféré me répondre qu’elle n’était pas là pour faire de la politique, mais bien pour aider les gens à s’en sortir.
L’importance des missionnaires du Québec en Haïti ne devrait pas être minimisée. Le couvent où j’étais au Cap-Haïtien était la plus grande institution dans la région. En outre, les missionnaires du Québec jouissent depuis fort longtemps de l’appui officiel. Les débours initiaux de l’aide canadienne à Haïti ont été destinés à l’œuvre missionnaire et, en 1964 le Premier ministre Lester B. Pearson justifiait l’envoi en Haïti d’un navire canadien en faisant remarquer: «Si des religieuses ou des prêtres canadiens devaient être blessés ou tués, il nous serait difficile d’expliquer pourquoi le gouvernement canadien n’avait pas… pris une initiative quelconque.»
Encore plus important que le rôle des groupes religieux à lier la « gauche » québécoise à l'impérialisme en Haïti, c'est le nombre élevé d'ONG internationales dans cette province. À la fin des années 1960, Ottawa étendait énormément son aide aux nations francophones de façon à apaiser le nationalisme québécois. Antérieurement, l’aide canadienne se concentrait sur les ex-colonies de la Grande Bretagne nouvellement indépendantes. L’aide à la Francophonie était destinée à convaincre les nationalistes québécois que le gouvernement canadien voyait d’un bon œil la culture francophone. Le grand nombre d’ONG internationales du Québec financées par l’ACDI (et les emplois qu’elles fournissent) témoigne de la politique du gouvernement fédéral (Ottawa) de vouloir s’allier les Québécois pour les objectifs de son aide en général. (En outre, le gouvernement du Québec octroie beaucoup plus d’assistance au développement que tout autre gouvernement provincial, en grande partie pour projeter l’héritage linguistique de cette Province.) La dépendance de l’argent gouvernemental peut expliquer la position de plusieurs ONG sur Haïti. La plupart des groupes qui ont appuyé l’intervention canadienne en Haïti, y compris les syndicats (par le biais du Centre international de solidarité ouvrière), ont durant longtemps reçu de l’argent pour travailler en Haïti de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Et l’après-coup d’État en Haïti aura été une bonne affaire sans commune mesure pour les ONG du Québec — Elles ont reçu des dizaines de millions de dollars du gouvernement canadien (et québécois).
Les ONG canadiennes œuvrant en Haïti viennent pour la plupart du Québec. La raison en est simple: la perception qu’elles ont d’une langue commune. L’Aide canadienne au développement à Haïti explique ainsi l’importance d’Haïti pour le Québec: «Étant le seul pays indépendant de langue française en Amérique latine et dans les Caraïbes, Haïti est d’une importance spéciale pour la préservation de la langue et de la culture françaises.»_Mais la plupart des Haïtiens ne parlent pas français, ils parlent le créole. Le français est la langue de l’élite en Haïti et la langue a été utilisée comme un mécanisme par lequel elle maintient ses privilèges. Un groupe québécois en Haïti presque invariablement renforce l’influence du français. Le gouvernement Aristide avait (avec succès) affaibli l’influence du français, ce qui sans aucun doute aura contribué à lui aliéner plusieurs Québécois «progressistes». Ce qui porte un individu à appuyer activement l’impérialisme est difficile à cerner. Mais en tant que très bruyant critique anti-Aristide, Fernand Daoust de la FTQ nous fournit d’intéressantes hypothèses. Daoust, qui est l’un des défenseurs attitrés au Québec de la langue française, siège au conseil d’administration de la Fondation Paul-Gérin-Lajoie (du nom d’un ex-dirigeant de l’ACDI). La Fondation Gérin-Lajoie enseigne en Haïti au niveau des écoles primaires en français et est bien connue pour son opposition au Créole, la langue parlée par tous les Haïtiens. Daoust en voulait-il à Aristide à cause de la promotion du créole? Peut-être que non, mais son opinion de la politique haïtienne a, semble-t-il, été influencée par des gens que cela dérangeait pour leur part.
L’ex-dirigeant du plus grand syndicat de la province a aussi des liens révélateurs avec des secteurs de «Québec Inc.», qui ont bénéficié de l’interruption de la démocratie en Haïti. Quand Daoust est allé en Haïti en février 2004, il ne travaillait plus pour le syndicat depuis une décennie. Mieux que cela, il était devenu le conseiller spécial du président de la FTQ pour sa branche s’occupant des investissements, le Fonds de solidarité, dont il a fait une source de capitaux s’élevant à $7 milliards de dollars. Le Fonds contrôlait 12% (une fois jusqu’à 16%) du plus grand fabriquant mondial de t-shirt, Gildan Activewear de Montréal; il détenait un des trois sièges d’observateur au conseil de la compagnie et son nom était cité extensivement dans les rapports financiers internes de Gildan. (Trois mois avant le coup d’État, le Fonds annonçait vouloir vendre ses très profitables actions de Gildan à cause des informations faisant état des horribles conditions de travail pratiquées par Gildan au Honduras. Cependant en février 2007 le quotidien La Presse rapportait que le Fonds détenait encore un nombre significatif d’actions de Gildan).
Au moment du coup d’État, Gildan avait une manufacture à Port-au Prince et projetait de fermer le reste de ses opérations en Amérique du Nord pour s’étendre en Haïti et en République dominicaine (ce qui a déjà été fait). Gildan était aussi le principal sous-traitant pour Alpha Industries, propriété d’Andy Apaid, chef du Groupe 184, l’opposition locale à Aristide. Directement et indirectement, Gildan employait jusqu’à 5000 personnes dans le secteur de l’assemblage en Haïti. On peut deviner que, et Gildan et Apaid étaient offusqués par la décision du gouvernement d’Aristide d’augmenter le salaire minimum de 36 gourdes par jour (équivalant à plus ou moins $1 dollar US à l’époque) à 70 gourdes en février 2003._Quelqu’un de la connaissance de Daoust au Fonds de Solidarité ayant des contacts avec Gildan lui aurait-il émis des critiques contre Aristide?
Daoust maintient aussi des liens avec les principaux bénéficiaires des projets de reconstruction du gouvernement canadien de l’après-coup d’État en Haïti, SNC-Lavallin basé à Montréal. (SNC est sans doute la principale corporation du «capitalisme de désastre» au Canada.) En tant que représentant du Fonds, Daoust siège au conseil d’administration du Conseil de Montréal des relations étrangères, à l’instar du vice-président de SNC-Lavalin pour les Amériques et nombre d’autres ONG pro-coup d’État. De même il est aussi membre du conseil d’administration de l’Université de Montréal avec Bernard Lamarre, président de SNC-Lavalin. En 2004, le Fonds faisait l’acquisition de Papeterie Gaspésia de Chandler pour $350 millions de dollars avec SNC-Lavalin et un autre associé._Les contacts de Daoust avec les représentants de SNC-Lavallin l’ont-ils amené à offrir son appui à l’intervention occidentale en Haïti?
En février 2004, Daoust en privé s’opposait au gouvernement élu haïtien, alors que lors d’une conversation à l’automne 2007, il avouait sa faible connaissance d’Haïti. Il ne voulait même pas s’embarquer dans ce sujet sans recourir à des notes. Daoust admettait qu’après le coup d’État il avait été surpris de rencontrer des Haïtiens de Montréal qui continuaient à appuyer Aristide.
Finalement, il semble exister quatre raisons structurelles qui ont conduit la gauche québécoise à participer à la brutale intervention occidentale en Haïti: la langue française, les missionnaires, les corporations basées au Québec et les dollars de l’aide canadienne. Tout cela mis ensemble on trouve le nationalisme. La gauche ramasse la prime pour ses décennies d’alliances avec des éléments nationalistes de la classe dominante.
Que reste-t-il de la gauche au Québec? Cette espèce qui est prête à se mettre du côté de ses patrons et des patrons d’Haïti contre la majorité pauvre des Haïtiens. Cette sorte de gauche qui couche avec l’impérialisme. En grande partie la gauche au Québec s’allie même à Ottawa et Washington contre une grande partie de la gauche de langue anglaise.
Durant des dizaines d’années la gauche de langue anglaise au Canada a été impressionnée par la militance et la vigueur dont faisaient preuve les syndicats du Québec, les partis politiques et les organisations de base. Si l’exemple d’Haïti peut servir à quelque chose, il serait plus que temps qu’ils commencent à regarder ailleurs pour trouver l’inspiration.
Traduit par Guy Roumer.
Yves Engler est auteur de Canada in Haiti: Waging War on the Poor Majority (avec
Anthony Fenton) et Playing Left Wing: From Rink Rat to Student Radical.
Une analyse concrète du nouvel impérialisme "made in québec" en Haiti.
A lire absolument...
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Où est passée la gauche au Québec?
Par Yves Engler
Depuis le dernier siècle une ligne a sépare la gauche à travers le monde. D’un côté on trouvait les «forces progressistes», celles qui voulaient appuyer l’impérialisme et la guerre, habituellement en retour pour un «siège à la table» ou autre avantage du pouvoir. L’exemple le plus commenté de l’appui de la gauche à l’impérialisme a été lors de la Première Guerre mondiale quand la majeure partie de la Deuxième Internationale s’est mise du côté de sa propre classe dirigeante et de ses gouvernements dans la boucherie qui a suivi. De l’autre côté de la ligne, on trouve ces personnalités et organisations qui maintiennent une position de principe en faveur de la réelle démocratie pour tous les habitants de la planète et s’opposent à l’impérialisme et au colonialisme sous toutes ses formes, spécialement quand leur classe dirigeante y est impliquée.
Pour en venir à se demander: quelle sorte de gauche nous reste-t-il au Québec? Pour tenter de répondre à cette question, le cas d’Haïti est édifiant. Des corporations établies dans cette province telle que SNC-Lavallin, Ste-Geneviève Resources et Gildan Activewear ont récolté leurs mises avec le renversement le 29 février 2004 du gouvernement élu d'Haïti. Le gouvernement du Québec a fourni au gouvernement issu du coup d’État un important appui politique. «Plusieurs ministres haïtiens sont venus en visite au Québec, particulièrement à l’automne 2004» rapporte le site Internet du gouvernement. Durant le règne du gouvernement issu du coup d’État, Jean Charest a effectué le premier voyage officiel de l’histoire d’un Premier Ministre du Québec en Haïti (Le site Internet du gouvernement du Québec proclame que Charest a rencontré le Premier Ministre installé par les États-Unis, Gérard Latortue, quatre fois). Ces visites ont permis de faire progresser une série d’initiatives dans l’éducation et la justice prises par cette Province visant à subordonner davantage la souveraineté politique haïtienne. Et depuis le coup d’État, les forces de police du Québec sont à l’avant-garde pour le rétablissement du contrôle de l’étranger sur la force de police haïtienne. Les politiciens qui ont concocté la décision d’Ottawa de participer au renversement du président élu haïtien, Jean-Bertrand Aristide, étaient tous des membres du Parti Libéral du Québec (Pierre Pettigrew, Denis Coderre et Denis Paradis). Ces politiciens fédéralistes ont agi avec le ferme appui du Bloc Québécois. À titre d’exemple assez significatif, lors d’un meeting du Comité Permanent des Affaires Étrangères et du Commerce International, le député du Bloc Québécois Pierre Paquette émettait des critiques à l’endroit du NDP (New Democratic Party/ Nouveau parti démocratique) à cause de l’utilisation du mot «removal» («qui veut dire renversement») pour décrire ce qui était arrivé le 29 février 2004 à Aristide. Paquette insistait pour exiger d’ Alexa McDonough du NDP l’usage du terme «départ» à la place.
En tant qu’état capitaliste avancé, l’appui du Québec à l’impérialisme occidental en Haïti ne devrait pas surprendre. Il y a déjà une trentaine d’années, le Parti Québécois déclarait qu’un Québec indépendant continuerait à être membre de l’OTAN, du NORAD et même du Commonwealth. Ce qui est surprenant, c’est de voir à quel point la «gauche» a été partie prenante de l’impérialisme québécois. Un récent rapport publié par Alternatives, considéré comme l’une des organisations non gouvernementales les plus à gauche du Québec, offre un bon signe sur l’attitude coloniale de cette province vis-à-vis d’Haïti. La déclaration la plus troublante dans le rapport intitulé «Haïti: Voix des acteurs» nous dit: «Dans un pays tel qu’Haïti, où la culture démocratique et le concept de bien commun n’ont jamais pris pied, et où la signification d’élections et de représentation est limitée aux élites éduquées, et en particulier à ceux qui ont reçu une éducation citoyenne dans les mouvements sociaux (1). »
D’après Alternatives, les Haïtiens sont trop stupides pour savoir ce qui est bon pour eux, à moins, pour ainsi dire, d’avoir été éduqués par une ONG étrangère. Le rapport, qui a été financé par Ottawa, est rempli d’autres attaques contre les Haïtiens et le mouvement populaire local. «Haïti: Voix des acteurs» n’est tout simplement que le dernier exemple du soutien (presque unanime) de la «gauche» au Québec à l’intervention occidentale en Haïti.
Au plus fort de la campagne de déstabilisation contre le gouvernement élu, en février 2004, la plus importante fédération syndicale de la Province, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), a manifesté ouvertement son opposition au gouvernement haïtien. Le 12 février, la FTQ publiait un communiqué de presse partial pour condamner le gouvernement d’Aristide. Le 16 et le 17 du même mois, Fernand Daoust, l’ex-dirigeant de la FTQ, à l’instar des représentants des deux autres plus grandes fédérations syndicales du Québec, a fait partie d’une délégation syndicale internationale opposée au gouvernement haïtien. La délégation attira de façon significative l’attention des médias en Haïti et à son retour d’Haïti, Daoust était cité dans les médias du Québec dénonçant le gouvernement d’Aristide. Le 1er mars, un jour après le renversement du président élu par les Marines des USA, la FTQ faisait paraître un communiqué de presse célébrant la libération de militants syndicaux et faisant appel à la communauté internationale pour «aider les Haïtiens à construire la démocratie dans leur pays».
Les condamnations par la FTQ du gouvernement élu d’Haïti se faisaient au moment même où une invasion de paramilitaires parrainés par la CIA (conduite par des malfrats bien connus tels que Guy Philippe et Jodel Chamblain) terrorisait le pays. Parallèlement, une campagne bien orchestrée et financée internationalement (principalement par les États-Unis, la France et le Canada) de déstabilisation contre le gouvernement haïtien était en cours. Il est évident que les critiques émises par la FTQ à l’endroit du gouvernement haïtien ont contribué à la réussite de cette campagne de déstabilisation qui a servi à justifier la participation du Canada au coup d’État. A ma connaissance, la FTQ n’a pas fait de commentaires sur la destruction du syndicat des chauffeurs après le coup d’État, les bureaux de la Confédération des Travailleurs Haïtiens (CTH) qui ont été attaqués en septembre 2004, les menaces de mort par la police contre le dirigeant de la CTH, Loulou Chéry en décembre 2004 ou les innombrables violations des droits humains après le coup d’État.
La FTQ, aussi bien que la troisième plus grande fédération syndicale de la province, la CSQ, sont membres de la Concertation pour Haïti (CPH) – à l’instar de Développement et Paix, Amnesty International (chapitre du Québec ), Entraide Missionnaire et une demi-douzaine d’autres ONG. La CPH est un groupe informel qui étiquetait Aristide de «tyran», son gouvernement de «dictature» et de «régime de terreur» et à la mi-février 2004 demandait son renversement. L’antagonisme manifesté par la CPH à l’endroit du Parti Lavalas d’Aristide n’était pas simplement un avatar du soulèvement politique de février 2004._La CPH a repris les assertions faites précédemment par l’élite dirigeante haïtienne que Lavalas avait lancé une «Opération Bagdad», où il est question de policiers qui ont eu la tête tranchée. De nombreux observateurs ont fait remarquer que l’«Opération Bagdad» était simplement de la propagande en faveur du coup d’État destinée à distraire l’attention des méfaits du gouvernement de facto, particulièrement du meurtre d’au moins cinq pacifiques manifestants pro-constitutionalistes le 30 septembre 2004.
Dans une lettre datée du 27 janvier 2006 à Allan Rock, l’ambassadeur du Canada à l’ONU, la CPH et l’organisme Droits et Démocratie basée à Montréal ont repris les exigences de l’extrême droite pour l’intensification de la répression dans le plus grand bidonville du pays et bastion du soutien au président renversé, Cité Soleil. Une quinzaine de jours après une « grève» du secteur des affaires réclamant des attaques plus soutenues par les troupes de l’ONU contre les «gangsters» à Cité Soleil, la CPH a mis en question les «véritables motifs de la mission de l’ONU». Cette lettre demandait aussi si les forces de l’ONU étaient là pour «protéger des bandits armés plutôt que pour restaurer l’ordre et mettre fin à la violence». Critiquer les troupes de l’ONU pour leur mollesse à Cité Soleil détonne face aux preuves montrant la brutalité dont elles ont fait preuve, avec entre autres une attaque meurtrière contre un hôpital telle que documentée par des groupes de solidarité de militants canadiens anglophones peu avant la lettre de la CPH. Bien sûr, l’exemple illustrant le mieux la répression menée à Cité Soleil, c’est le raid du 6 Juillet 2005 visant à tuer un dirigeant de «gang». Cette opération a fait au moins 23 morts civils. (voir le film de Kevin Pina Haiti: The UNtold Story qui documente la criante brutalité des forces de l’ONU.)
Le Centre d’études internationales et de coopération (CECI, en français) est l’une des principales ONG du Québec impliquées en Haïti à ne plus faire partie de la CPH. Un an auparavant, un porte-parole du CECI me disait qu’ils ne se sentaient pas à l’aise avec la nature politique de la CPH. Cependant, à la veille du coup d’État, le porte-parole honoraire du CECI, le chanteur haïtiano-québécois et nationaliste québécois en vue, Luc Mervil, était à la tête d’une manifestation à Montréal réclamant le renversement d’ Aristide. Ce groupe a aussi publiquement endossé l’occupation par l’ONU. Le 31 janvier 2007, leur porte-parole disait au quotidien Le Devoir que «l’interventions musclée menée par la Minustah [les forces de l’ONU] dans les zones chaudes de la capitale avait refroidi les ardeurs des groupes armés.
Nous pouvons maintenant circuler plus librement dans la capitale»._Six jours avant la parution de ces remarques, un raid mené par les soldats de l’ONU contre Cité Soleil avait fait cinq morts et une douzaine de blessés, selon l’ Agence France Presse. Un mois plus tôt, le 22 décembre, un assaut mené par la Minustah contre Cité Soleil (publicisé par ses architectes comme une opération contre des «gangs armés» prétendument responsables d’une recrudescence des kidnappings) a laissé sur le terrain des dizaines de civils tués et blessés, y compris des femmes et des enfants. L’Agence France Presse indiquait qu’au moins 12 personnes avaient été tuées et «des dizaines d’autres» blessées, un bilan dépassant une quarantaine. Une organisation haïtienne de droits humains, AUMOD, rapportait 20 tués. L’Agence Haïtienne de Presse faisait part de «très sévères dégâts matériels» par suite de l’attaque des Casques bleus de l’ONU, et des inquiétudes concernant «l’éventualité d’un très sérieux problème d’alimentation d’eau à cause des citernes et des conduites d’eau perforées par l’impact des projectiles».
L’endossement public par Les ONG québécoises (et les syndicats) de l’intervention occidentale en Haïti est parti de loin pour décourager l’opposition au coup d’État. Tout aussi important, les ONG citées plus haut font intégralement partie de la stratégie américano-canadienne d’appui à l’opposition de la classe moyenne au mouvement Lavalas. Trop souvent, les projets des ONG par ricochet ont divisé le mouvement populaire en orientant les protagonistes politiques haïtiens vers desinitiatives sectorielles aux dépens d’un mouvement de masse. Les O NG étrangères ont directement miné le mouvement Lavalas en finançant uniquement des groupes de l’opposition. En juin 2005, par exemple, un représentant d’Alternatives, François L’Ecuyer, admettait que tous les 15 groupes avec lesquels travaille Alternatives en Haïti sont anti-Lavalas.
La différence entre la gauche au Québec et la gauche au Canada anglais concernant Haïti est frappante. Les syndicats canadiens-anglais, les groupes anti-guerre et les médias radicaux se sont généralement montrés réceptifs à l’idée que le Canada avait participé à un coup d’État sanglant en Haïti. Quand des médias progressistes tels que The Dominion, New Socialist Magazine ou Canadian Dimension ont publié leurs plus récentes éditions consacrées à l’impérialisme canadien, ils ont tous inclus au moins un article détaillant les crimes commis par le Canada en Haïti. À l’inverse, au plus fort de la répression appuyée par le Canada en Haïti, la publication «radicale» québécoise À Bâbord! faisait paraître une édition consacrée à l’impérialisme canadien qui ne se donnait même pas la peine de mentionner le rôle joué par le Canada dans ce pays.
L’histoire n’est pas différente en ce qui a trait aux groupes anti-guerre et aux syndicats. Les filiales de l’Alliance canadienne de la paix se sont généralement prononcées et ont milité contre le rôle du Canada en Haïti. Cependant, quand des membres du groupe montréalais Échec à la guerre a voulu faire passer une (timide) condamnation de l’implication du Canada en Haïti, deux de ses membres, l’Organisation catholique pour le Développement et la Paix et AQOCI (un groupe parrainant une vingtaine d’ONG du Québec), s’y sont opposés. Dans les mois qui ont suivi le renversement du gouvernement élu d’Haïti, des progressistes au sein du
Congrès canadien du travail (CLC) ont essayé de faire passer une résolution critiquant le rôle du Canada dans le renversement d’Aristide et l’appui apporté à une dictature criminelle. La FTQ, qui se réserve le privilège des relations avec les pays de langue «française» au CLC, a œuvré à endormir l’opposition au sein du CLC. De même, Le Monde Ouvrier de la FTQ a promu la ligne dure pour la propagande anti-Aristide en octobre 2004.
Le mois dernier la FTQ a fait paraître un rapport de 59 pages sur Haïti qui passe tout simplement sous silence le coup d’État et les événements qui ont suivi. Comment peut-on discuter sérieusement de l’avenir d’Haïti sans même mentionner le coup d’État? La FTQ discuterait-elle de l'avenir de l'Irak sans tenir compte de l'invasion menée pas les États-Unis? Pour dire que ce rapport en arrive le moindrement à faire allusion au coup d'État de 2004, c'est quand il s'en prend à la plus importante fédération syndicale d'Haïti, la CTH, à cause des sympathies de cette dernière envers Lavalas.
C’est sans aucun doute l’exemple le plus déplorable qu’il y ait, d’un groupe «radical» s’alignant avec l’impérialisme en Haïti, tel est le cas de Québec Solidaire. La porte-parole de Québec Solidaire, Françoise David, est allée en Haïti alors en proie aux crimes perpétrés par le gouvernement putschiste et, à son retour, comme un perroquet elle reprenait publiquement (sur les ondes de Radio Canada et ailleurs) les opinions de l’élite, jetant le blâme pour la violence sur les sympathisants du gouvernement renversé d’Haïti. Le 9 mars 2006, Françoise David prenait la parole à un événement organisé par la Concertation pour Haïti en compagnie de Danielle Magloire, un membre du «Conseil des sages» qui avait nommé Gérard Latortue Premier ministre du criminel coup d’État. À la mi-juillet 2005, Magloire émettait une déclaration au nom des sept membres du «Conseil des sages» proclamant que tout média qui donnerait la parole à des «bandits» (code pour désigner les partisans d’Aristide) devrait être fermé. Elle affirmait aussi que le Parti Fanmi Lavalas d’Aristide devait être banni des élections à venir. L’unique exemple, qui nous vient, de Québec Solidaire exprimant publiquement son opposition à l’intervention en Haïti, aura été une seule phrase prononcée par un candidat de ce parti qui se présentait dans un comté largement habité par des gens de la communauté haïtienne de Montréal. Ce parti a même gardé le silence quand en mars 2006 le Premier ministre du Québec Jean Charest a festoyé avec le dictateur du régime de facto Gérard Latortue encore tout couvert de sang.
Plus de quatre ans plus tard, cela devrait sauter aux yeux que le coup d’État a fait un tort immense à Haïti. Il s’en est suivi une terrible vague de répression appuyée par les autorités, une augmentation des kidnappings et d’autres troubles sociaux parallèlement à une multiplication du prix des besoins de base. Également, la majorité pauvre d’Haïti a rejeté la politique canadienne à maintes reprises, et de façon encore plus évidente avec l’élection de René Préval, un proche d’Aristide, comme président. Face à une presse internationale et nationale presque unanimement hostile, ils sont des dizaines de milliers à continuer à manifester pour exiger la fin de l’occupation et le retour d’Aristide. Un mois auparavant, entre cinq mille (Associated Press) et dix mille personnes (Haiti Liberte) gagnaient les rues à Port-au Prince le jour marquant le quatrième anniversaire du coup d’État. Donc, pourquoi face à une telle évidence (de faits documentés dans de nombreux livres, films, etc.) la «gauche» québécoise continue-t-elle à appuyer une brutale lutte de classe avec les institutions de cette province liguées contre une population déjà appauvrie?_Se pourrait-il que ce soit à cause des nombreuses compagnies basées au Québec qui font des affaires en Haïti? Ou le fait que le gouvernement d’ Aristide faisait la promotion de la langue créole aux dépens du français? Peut-on l’expliquer par le rôle que jouent en Haïti les missionnaires du Québec? Ou bien est-ce que les ONG québécoises ont tout simplement été achetées par l’argent de l’aide canadienne?
Depuis l’époque de François (Papa Doc) Duvalier, les missionnaires du Québec ont un rôle prépondérant en Haïti. Beaucoup de membres du clergé qui ont dû laisser le Québec durant la Révolution tranquille dans les années 1960s ont pris le chemin d’Haïti pour travailler sous la brutale dictature de Duvalier (qui avait pris le contrôle de l’Église). Cette relation s’est poursuivie au cours des ans, Haïti accueillant plus de missionnaires canadiens que tout autre pays de l’hémisphère occidental. Au grand dam de l’Église catholique, le gouvernement d’Aristide a appuyé le vodou, en légalisant les mariages, baptêmes et funérailles vodou en mai 2003. Certaines des ONG québécoises les plus férocement anti-Aristide, plus spécifiquement Entraide Missionnaire et l’organisation catholique Développement et Paix, ont des attaches religieuses. (En mars 2006, un document d’appui de Développement et Paix disait ceci: «Les médias internationaux ont entouré le départ d’Aristide le 29 février 2004 avec des ‘théories de conspiration’, allant dans certains cas jusqu’à déclarer que la CIA avait renversé le président par un coup d’État… En fait, Aristide lui-même a été largement responsable des circonstances qui ont amené son départ forcé.»)_Ma rencontre avec une religieuse québécoise qui administre un couvent où je prenais logement au Cap-Haïtien, la deuxième ville d’Haïti, fournit un indice sur la façon de penser des missionnaires du Québec. Elle me disait qu’Aristide était le plus gros trafiquant de drogues du pays et quand j’ai voulu en savoir plus, elle a préféré me répondre qu’elle n’était pas là pour faire de la politique, mais bien pour aider les gens à s’en sortir.
L’importance des missionnaires du Québec en Haïti ne devrait pas être minimisée. Le couvent où j’étais au Cap-Haïtien était la plus grande institution dans la région. En outre, les missionnaires du Québec jouissent depuis fort longtemps de l’appui officiel. Les débours initiaux de l’aide canadienne à Haïti ont été destinés à l’œuvre missionnaire et, en 1964 le Premier ministre Lester B. Pearson justifiait l’envoi en Haïti d’un navire canadien en faisant remarquer: «Si des religieuses ou des prêtres canadiens devaient être blessés ou tués, il nous serait difficile d’expliquer pourquoi le gouvernement canadien n’avait pas… pris une initiative quelconque.»
Encore plus important que le rôle des groupes religieux à lier la « gauche » québécoise à l'impérialisme en Haïti, c'est le nombre élevé d'ONG internationales dans cette province. À la fin des années 1960, Ottawa étendait énormément son aide aux nations francophones de façon à apaiser le nationalisme québécois. Antérieurement, l’aide canadienne se concentrait sur les ex-colonies de la Grande Bretagne nouvellement indépendantes. L’aide à la Francophonie était destinée à convaincre les nationalistes québécois que le gouvernement canadien voyait d’un bon œil la culture francophone. Le grand nombre d’ONG internationales du Québec financées par l’ACDI (et les emplois qu’elles fournissent) témoigne de la politique du gouvernement fédéral (Ottawa) de vouloir s’allier les Québécois pour les objectifs de son aide en général. (En outre, le gouvernement du Québec octroie beaucoup plus d’assistance au développement que tout autre gouvernement provincial, en grande partie pour projeter l’héritage linguistique de cette Province.) La dépendance de l’argent gouvernemental peut expliquer la position de plusieurs ONG sur Haïti. La plupart des groupes qui ont appuyé l’intervention canadienne en Haïti, y compris les syndicats (par le biais du Centre international de solidarité ouvrière), ont durant longtemps reçu de l’argent pour travailler en Haïti de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Et l’après-coup d’État en Haïti aura été une bonne affaire sans commune mesure pour les ONG du Québec — Elles ont reçu des dizaines de millions de dollars du gouvernement canadien (et québécois).
Les ONG canadiennes œuvrant en Haïti viennent pour la plupart du Québec. La raison en est simple: la perception qu’elles ont d’une langue commune. L’Aide canadienne au développement à Haïti explique ainsi l’importance d’Haïti pour le Québec: «Étant le seul pays indépendant de langue française en Amérique latine et dans les Caraïbes, Haïti est d’une importance spéciale pour la préservation de la langue et de la culture françaises.»_Mais la plupart des Haïtiens ne parlent pas français, ils parlent le créole. Le français est la langue de l’élite en Haïti et la langue a été utilisée comme un mécanisme par lequel elle maintient ses privilèges. Un groupe québécois en Haïti presque invariablement renforce l’influence du français. Le gouvernement Aristide avait (avec succès) affaibli l’influence du français, ce qui sans aucun doute aura contribué à lui aliéner plusieurs Québécois «progressistes». Ce qui porte un individu à appuyer activement l’impérialisme est difficile à cerner. Mais en tant que très bruyant critique anti-Aristide, Fernand Daoust de la FTQ nous fournit d’intéressantes hypothèses. Daoust, qui est l’un des défenseurs attitrés au Québec de la langue française, siège au conseil d’administration de la Fondation Paul-Gérin-Lajoie (du nom d’un ex-dirigeant de l’ACDI). La Fondation Gérin-Lajoie enseigne en Haïti au niveau des écoles primaires en français et est bien connue pour son opposition au Créole, la langue parlée par tous les Haïtiens. Daoust en voulait-il à Aristide à cause de la promotion du créole? Peut-être que non, mais son opinion de la politique haïtienne a, semble-t-il, été influencée par des gens que cela dérangeait pour leur part.
L’ex-dirigeant du plus grand syndicat de la province a aussi des liens révélateurs avec des secteurs de «Québec Inc.», qui ont bénéficié de l’interruption de la démocratie en Haïti. Quand Daoust est allé en Haïti en février 2004, il ne travaillait plus pour le syndicat depuis une décennie. Mieux que cela, il était devenu le conseiller spécial du président de la FTQ pour sa branche s’occupant des investissements, le Fonds de solidarité, dont il a fait une source de capitaux s’élevant à $7 milliards de dollars. Le Fonds contrôlait 12% (une fois jusqu’à 16%) du plus grand fabriquant mondial de t-shirt, Gildan Activewear de Montréal; il détenait un des trois sièges d’observateur au conseil de la compagnie et son nom était cité extensivement dans les rapports financiers internes de Gildan. (Trois mois avant le coup d’État, le Fonds annonçait vouloir vendre ses très profitables actions de Gildan à cause des informations faisant état des horribles conditions de travail pratiquées par Gildan au Honduras. Cependant en février 2007 le quotidien La Presse rapportait que le Fonds détenait encore un nombre significatif d’actions de Gildan).
Au moment du coup d’État, Gildan avait une manufacture à Port-au Prince et projetait de fermer le reste de ses opérations en Amérique du Nord pour s’étendre en Haïti et en République dominicaine (ce qui a déjà été fait). Gildan était aussi le principal sous-traitant pour Alpha Industries, propriété d’Andy Apaid, chef du Groupe 184, l’opposition locale à Aristide. Directement et indirectement, Gildan employait jusqu’à 5000 personnes dans le secteur de l’assemblage en Haïti. On peut deviner que, et Gildan et Apaid étaient offusqués par la décision du gouvernement d’Aristide d’augmenter le salaire minimum de 36 gourdes par jour (équivalant à plus ou moins $1 dollar US à l’époque) à 70 gourdes en février 2003._Quelqu’un de la connaissance de Daoust au Fonds de Solidarité ayant des contacts avec Gildan lui aurait-il émis des critiques contre Aristide?
Daoust maintient aussi des liens avec les principaux bénéficiaires des projets de reconstruction du gouvernement canadien de l’après-coup d’État en Haïti, SNC-Lavallin basé à Montréal. (SNC est sans doute la principale corporation du «capitalisme de désastre» au Canada.) En tant que représentant du Fonds, Daoust siège au conseil d’administration du Conseil de Montréal des relations étrangères, à l’instar du vice-président de SNC-Lavalin pour les Amériques et nombre d’autres ONG pro-coup d’État. De même il est aussi membre du conseil d’administration de l’Université de Montréal avec Bernard Lamarre, président de SNC-Lavalin. En 2004, le Fonds faisait l’acquisition de Papeterie Gaspésia de Chandler pour $350 millions de dollars avec SNC-Lavalin et un autre associé._Les contacts de Daoust avec les représentants de SNC-Lavallin l’ont-ils amené à offrir son appui à l’intervention occidentale en Haïti?
En février 2004, Daoust en privé s’opposait au gouvernement élu haïtien, alors que lors d’une conversation à l’automne 2007, il avouait sa faible connaissance d’Haïti. Il ne voulait même pas s’embarquer dans ce sujet sans recourir à des notes. Daoust admettait qu’après le coup d’État il avait été surpris de rencontrer des Haïtiens de Montréal qui continuaient à appuyer Aristide.
Finalement, il semble exister quatre raisons structurelles qui ont conduit la gauche québécoise à participer à la brutale intervention occidentale en Haïti: la langue française, les missionnaires, les corporations basées au Québec et les dollars de l’aide canadienne. Tout cela mis ensemble on trouve le nationalisme. La gauche ramasse la prime pour ses décennies d’alliances avec des éléments nationalistes de la classe dominante.
Que reste-t-il de la gauche au Québec? Cette espèce qui est prête à se mettre du côté de ses patrons et des patrons d’Haïti contre la majorité pauvre des Haïtiens. Cette sorte de gauche qui couche avec l’impérialisme. En grande partie la gauche au Québec s’allie même à Ottawa et Washington contre une grande partie de la gauche de langue anglaise.
Durant des dizaines d’années la gauche de langue anglaise au Canada a été impressionnée par la militance et la vigueur dont faisaient preuve les syndicats du Québec, les partis politiques et les organisations de base. Si l’exemple d’Haïti peut servir à quelque chose, il serait plus que temps qu’ils commencent à regarder ailleurs pour trouver l’inspiration.
Traduit par Guy Roumer.
Yves Engler est auteur de Canada in Haiti: Waging War on the Poor Majority (avec
Anthony Fenton) et Playing Left Wing: From Rink Rat to Student Radical.
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