mercredi, juin 02, 2010

L’anticapitalisme : perspective essentielle aux luttes sociales ?

Un texte de réflexion écrit par un camarade de l'UCL-Québec dans le cadre d'une journée d'étude  sur l'anticapitalisme et publié initialement sur Presse Toi à Gauche.

Le 15 mai dernier, je faisais la conférence de clôture d'une journée d'étude sur l'anticapitalisme organisée conjointement par le Centre Justice et Foi et le site web Presse-toi à gauche. Voici l'essentiel de ma présentation. Si vous avez des commentaires, vous pouvez les faire ici, c'est impossible sur PTÀG.

En regard du titre de la conférence qu’on m’a demandé de prononcer, je serais tenté de répondre « non ». Non, l’anticapitalisme n’est pas une perspective essentielle aux luttes sociales actuelles. La preuve ? Il y a plein de luttes sociales qui se mènent sans perspective anticapitaliste. C’est même le cas de la majorité des luttes au Québec. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’une perspective anticapitaliste n’a aucun intérêt, au contraire. Il faut juste remettre les choses en perspective : nous ne sommes pas essentiels.

Quel intérêt ?

Il faut comprendre et expliquer le monde et les phénomènes sociaux si on veut s’inscrire dans la réalité et influer sur elle. On peut comprendre le monde de plusieurs façons, en utilisant plusieurs grilles d’analyse différentes (nationaliste, libérale, réformiste, etc.). Toutefois, si on veut aller au fond des choses, il faut être radical et aller à la racine des problèmes. Et, dans le cas des problèmes sociaux, la racine c’est souvent le système capitaliste, d’où l’intérêt d’une perspective anticapitaliste.

Une perspective anticapitaliste est essentielle parce que dans le système économique actuel, la véritable justice sociale et l’égalité sont impossibles. On peut corriger des injustices, redresser des situations inégalitaires mais, fondamentalement, on ne peut espérer avoir la justice et l’égalité pleine et entière dans le système capitaliste. Tout simplement parce que le fonctionnement même du capitalisme produit de l’inégalité et de l’injustice. C’est dans sa nature. Pas d’exploitation de la force de travail, pas de capitalisme. Pas d’inégalité entre les salariéEs et les patrons, pas de capitalisme. Et ainsi de suite.

Il y a aussi la question de la transformation sociale. Comment obtient-on des avancées, comment fait-on des gains ? Notre société ne fait pas de cadeau aux perdants. C’est une société extrêmement dure. Si on redresse une situation d’injustice, si on donne plus à un groupe, forcément c’est qu’on enlève à un autre. Si on augmente la proportion de la richesse produite qui revient au travail, c’est forcément au détriment du capital (et vice-versa). Il faut comprendre qu’il y a des intérêts contradictoires qui sont en jeu. Il faut comprendre que la transformation sociale implique un rapport de force. Il ne s’agit pas de dialogue social mais de lutte sociale. Ce n’est pas la même chose. Dans ce contexte aussi, une perspective anticapitaliste est utile.


Des écueils à éviter

Une perspective radicale peut mener à l’impuissance. Une compréhension fine, très radicale peut amener à voir toute lutte, toute revendication comme partielle, vecteur d’intégration et réformisme. Donc, en dernière analyse, toute lutte et toute revendication fini par renforcer le système capitaliste. En conséquence de quoi on ne fait rien, sinon diffuser une vérité invariable en attendant une éventuelle lutte anticapitaliste pure et révolutionnaire.

Une perspective strictement politique, idéologique, peut amener à une séparation entre perspective et revendication, discours et pratiques. C’est-à-dire que l’on peut se satisfaire d’un énoncé de principe, d’un discours radical, sans se soucier de savoir si c’est partagé, compris, par la base.

Une perspective anticapitaliste peut également être vaine. Elle peut être bien comprise, bien partagée par la base mais ne rien changer aux revendications et aux pratiques. Ce qui nous mène au réformisme radical et au lobbyisme musclé.

Quelle articulation ?

Il faut réfléchir aux revendications et à leur articulation avec la perspective anticapitaliste. Une bonne façon de faire est de partir des besoins des gens et non de ce qui est raisonnable et gérable par le système donc immédiatement gagnable. Ça nous amène en général à des revendications antisystémiques, c’est-à-dire des revendications qui, si elles étaient appliquées, mettraient en danger l’existence même du système capitaliste tel que nous le connaissons parce qu’elles vont à l’encontre de la logique du système.

Un bon exemple de revendication antisystémique est la revendication de socialisation du parc de logement locatif portée par le FRAPRU. Après un débat assez long, le FRAPRU en est venu à la conclusion que le droit au logement et le droit de propriété étaient fondamentalement incompatibles. Dans ce contexte, la meilleure façon de garantir le droit au logement, semble être la socialisation complète du parc de logement, bref de sortir le privé du marché de l’habitation.

Il y a un piège évident à ce type de revendication. Théoriquement, ça ne peut pas être satisfait. D’ailleurs, l’extrême-gauche des années 1970 tablait justement là-dessus. Leur stratégie était de formuler des revendications justes mais incompatibles avec le système afin d’amener les gens à une perspective révolutionnaire. Une telle pédagogie de la manipulation, qui consiste à fourvoyer les gens pour les amener quelque part sans annoncer clairement où l’on veut aller est aujourd’hui complètement discréditée.

Il existe pourtant un moyen d’éviter ce piège. Il suffit de ramener les revendications sur le terrain des vaches. On ne mobilise jamais autour de grandes revendications mais plutôt autour de projets concrets. Ce n’est pas la perspective de la socialisation du parc de logements locatifs qui mobilise les locataires mais bien la perspective de projets de logements sociaux concrets. La revendication antisystémique, la perspective anticapitaliste donnent du sens, aident à expliquer, à susciter l’adhésion mais c’est leur traduction dans des projets concrets qui mobilise.

Un angle mort

Les intellectuels qui réfléchissent à des systèmes, sont souvent dans la théorie et l’abstraction et oublient un peu les gens. Il y a un angle mort historique dans la gauche et c’est la question de la pratique.

Le capitalisme, c’est un système, certes, mais c’est aussi, surtout, une relation sociale. Qu’est-ce qu’elle a de caractéristique cette relation-là ? C’est l’exploitation, l’inégalité, la réification, l’aliénation, le paternalisme et l’autoritarisme. Une perspective anticapitaliste doit rompre avec ça. Ça doit se faire dans le champ politique, dans la théorie, mais aussi, surtout, dans les pratiques. Si on reproduit le rapport social capitaliste, avec des chefs, des classes, l’aliénation, etc., on est foutu. C’est malheureusement beaucoup ce qui a caractérisé la gauche historique, avec ses grands partis et syndicats centralisés et hiérarchisé, tout au long du XXe siècle.

Heureusement, il y a des traditions qui ont essayé de rompre radicalement avec le rapport social capitaliste. Il y en a une multitude, mais je me contenterai d’en présenter deux que je connais bien, l’une historique l’autre actuelle.

L’anarchosyndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire en est une. Ce n’est pas une tradition qui influe directement sur ma pratique —je n’essaie pas de construire un syndicat libertaire— mais c’est certainement une source d’inspiration forte. Fernand Pelloutier, dans la Lettre aux anarchistes, disait « Nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même ». Des amants passionnés de la culture de soi-même. Ce fut plus qu’un slogan. L’anarchosyndicalisme a réellement tenté de donner aux prolos qu’il organisait les moyens d’atteindre cela. Que ce soit les bourses du travail, lieu d’éducation et de culture par excellence, par la construction de mouvements autonomes mariant le social et le politique, par la démocratie directe, les mouvements anarchosyndicalistes ont essayés de développer un maximum chez les ouvriers l’autonomie individuelle et collective. La pratique anarchosyndicaliste, qui voyait l’action revendicative comme une « gymnastique révolutionnaire », qui préconisait l’action directe et voyait la nouvelle société pousser au cœur même de l’ancienne est un exemple historique d’articulation entre perspective anticapitaliste et revendications immédiates.

Plus près de nous, il y a l’éducation populaire autonome. Le saut peut sembler grand mais les pratiques d’éducation populaire me semble entrer en plein dans le type de pratique nécessaire pour rompre avec la relation sociale capitaliste. Que dit l’éducation populaire autonome ? Qu’il faut partir des préoccupations des gens, trouver le moyen de passer de l’individuel au collectif pour aboutir à la transformation sociale. Ou, comme le disait le RÉPAC, « se donner les moyens pour être fort et changer le monde ». Il me semble qu’il doit exister un continuum d’actions, de construction d’autonomie individuelle et collective dans les luttes.

Cette idée d’autonomie individuelle et collective se traduit concrètement par le concept d’autogestion qui se trouve à être le pendant positif de l’anticapitalisme tel que je le conçoit. Plusieurs intervenant-e-s ont parlé de la nécessité d’opposer des alternatives au capitalisme. On a parlé de coopératives, de nationalisation, de lois protégeant le bien commun, d’investir le champ politique. L’ennui, à mon avis, c’est qu’il est possible de faire tout ça sans rien changer, ou presque, dans la pratique. Pour pouvoir parler d’émancipation, il faut pouvoir aller plus profond, dépasser le simple cadre juridique et subvertir la relation sociale capitaliste. C’est ici que l’autogestion généralisée rentre en ligne de compte. Les gens ne veulent pas seulement être consulté et participer, ils veulent pouvoir élaborer, contrôler et ultimement décider collectivement pour tout ce qui les concerne. C’est vrai pour la société future comme pour les projets concrets et les luttes qui se vivent ici et maintenant. En ce sens, l’autogestion est à la fois un moyen et une fin permettant d’entrevoir un saut qualitatif possible dans le processus d’émancipation.

Quelles perspectives de luttes et d’actions ?

Pour développer une perspective anticapitaliste dans les luttes sociales, il me semble qu’il y a un ensemble de clefs. Premièrement, il faut adopter une perspective radicale, qui va à la racine des problèmes. Pour ne pas être vaine, cette perspective doit s’enraciner, comme notre action, dans la réalité sociale. Il faut mobiliser autour de projets concrets pour trouver un écho. Cette mobilisation doit permettre de construire l’autonomie individuelle et collective des participantes et des participants. L’autogestion des luttes est l’une des clefs de la construction de cette autonomie.

La lutte doit déboucher sur la construction de notre vérité, de notre lecture du monde, une contre-hégémonie. Pour être pleinement féconde, la perspective anticapitaliste doit se situer dans une perspective de contre-pouvoir, de contre-société. Les luttes sociales amènent inévitablement des ruptures... Il faut cultiver ces ruptures parce que c’est d’elle qu’émerge la perspective concrète de révolution.

Parti or not parti..

La question des perspectives politiques est revenue nous hanter à plusieurs reprises pendant la journée du 15 mai. Un nombre significatif d’intervenant-e-s et de participant-e-s ont lancé des appels passionnés (et répétés !) à l’action politique et à la construction de Québec solidaire.

Pour bien marquer que ce n’était pas une perspective que je partage, j’ai repris un slogan de nos camarades d’Alternative libertaire : « le premier débouché politique des luttes doit être la victoire des luttes ». C’est un peu court, j’en conviens, mais c’est quand même vrai.

Outre le fait que Québec solidaire ne soit pas un parti anticapitaliste, il faut reconnaitre qu’il y a un désaccord de fond sur la façon dont s’obtient le changement social. Plusieurs personnes, par exemple, ont insisté sur l’importance d’être au pouvoir pour faire voter des lois. Je ne nie pas que le changement social, en dehors des périodes révolutionnaires (soit la majorité du temps !), puisse se cristalliser dans des lois mais ce n’est pas la loi qui amène le changement, elle ne fait que le sanctionner. C’est lorsque le rapport de force est suffisant que les lois changent et non l’inverse. La gauche sociale n’a pas attendue d’être « au pouvoir » pour se mobiliser et obtenir des gains. Mais il me semble qu’on a assez vu, avec la loi sur l’élimination de la pauvreté ou la loi sur l’équité salariale pour nommer deux exemples récents, que la législation seule est insuffisante. Non seulement ça a pris des luttes majeures pour les faire adopter mais ça prends encore des luttes au jour le jour pour les faire appliquer ! Ce qui compte en dernière analyse c’est le rapport de force entre les classes, la présence ou non de contre-pouvoirs, et non simplement qui est à la tête de l’État.

À mon humble avis, la politique est une chose trop dangereuse pour la laisser entre les mains des politiciens et des partis. Je crois à l’organisation politique mais sous une autre forme, celle de collectifs militants autogérés et fédérés. L’organisation politique telle que les membres de l’Union communiste libertaire (UCL) la conçoivent est une minorité agissante dans les luttes et les quartiers. Elle a un rôle d’animation sociale et politique. Elle permet à des militant-e-s sur la même longueur d’onde de synthétiser des expériences, d’intervenir collectivement et de participer à la bataille des idées. C’est essentiellement une force de proposition et d’action qui n’a surtout pas vocation hégémonique. Son rôle n’est pas de prendre le pouvoir au nom du peuple mais de construire un contre-pouvoir populaire.

5 commentaires:

Malatesté a dit…

Un autre texte *classique*, de l'UCL, pour le meilleur et pour le pire. Ça l'a le mérite de montrer que vos bases théoriques sont comprises (du moins par l'auteur en question). Ça l'a le désavantage d'être peu innovateur, et de paraître réchauffé.

Le plus intéressant, selon moi, se trouve dans les exemples liés au FRAPRU et le Répac.

Nicolas a dit…

J'espère bien que je comprends nos bases théoriques! Ce serait bien le reste si ce n'était pas le cas, depuis tout ce temps...

Je ne tiens pas particulièrement à innover. Moi la recette me convient et je veux bien la réchauffer. J'en connais juste pas d'autres qui gâchent pas la sauce!

Et puis, je pense pas que l'audience à laquelle je m'adressais [essentiellement des chrétiens de gauche et des partisans de Québec solidaire] ai entendu ça souvent. En tout cas, ça détonnait avec ce qu'on avait entendu du reste de la fin de semaine.

Je serais quand même curieux de t'entendre sur le sujet. Qu'est-ce que tu aurais à proposer de neuf?

Bakouchaïev a dit…

Le texte m'a surtout semblé confus et je trouve que c'est difficile de conclure quoi que ce soit à partir du dit texte, mais bon.

C'est peut-être plus clair pour d'autres.

Nicolas a dit…

Qu'est-ce qui te semble confus exactement?

Bakouchaïev a dit…

« Non, l’anticapitalisme n’est pas une perspective essentielle aux luttes sociales actuelles. La preuve ? Il y a plein de luttes sociales qui se mènent sans perspective anticapitaliste. C’est même le cas de la majorité des luttes au Québec. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’une perspective anticapitaliste n’a aucun intérêt, au contraire. Il faut juste remettre les choses en perspective : nous ne sommes pas essentiels.»

«Une perspective anticapitaliste est essentielle parce que dans le système économique actuel, la véritable justice sociale et l’égalité sont impossibles»

J'ai eu l'impression en lisant ceci que tu (je vais dire tu, car si je dis vous, on pensera que je parle de l'UCL) disais une chose et son contraire. Si une perspective anticapitaliste est essentielle (point avec lequel je suis fortement en accord), peut-on vraiment affirmer que les luttes sociales actuelles n'ont pas besoin de perspective anticapitaliste et que nous ne sommes pas essentiels (nous étant l'ensemble des libertaires je suppose ou l'extrême gauche)? Les luttes sociales actuelles ne sont-elles pas justement quelque peu impertinentes n'étant pas radicales?

Aussi, plus loin «Les luttes sociales amènent inévitablement des ruptures», est-ce vrai si elles sont essentiellement réformistes? Si on obtient des miettes (et depuis des années, c'est bien ce que l'on reçoit et encore), où se trouve la rupture? Il y aurait un billet à part à faire juste sur la notion de rupture, mais bon...

Et puis quand tu écris : «Ce qui nous mène au réformisme radical et au lobbyisme musclé», ce n'est pas le danger de la stratégie de l'UCL justement? Peut-être parce que ma critique vient de l'extérieur et non pas de l'intérieur de votre organisation, mais en même temps, la plupart des gens ne font pas partie de l'UCL et auront eux aussi une perspective extérieure à elle.

Mais c'est juste qu'à force de se fondre parmi les réformistes, les radicaux et les radicales ne deviennent-ils-elles pas elles et eux aussi des réformistes? Ou à tout le moins, des réformistes radicaux-ales, ou des radicaux-ales réformistes? Et bonne chance pour savoir ce que ça veut dire...