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Critique-Sociale.info
Victor Griffuelhes (1874-1922) est une figure majeure du syndicalisme du début du XXe siècle. Ouvrier cordonnier, d’abord militant socialiste, il se consacra ensuite à l’action syndicale. Elu secrétaire de la CGT naissante, il contribua à la développer sur une orientation syndicaliste- révolutionnaire.
Il fut l’un des rédacteurs de la Charte d’Amiens, adoptée par la CGT en 1906 – et encore considérée aujourd’hui comme une référence par beaucoup de militants.
Nous publions ci-dessous des extraits de sa brochure « L’Action syndicaliste », publiée en 1908. Le texte complet est en ligne sur le site pelloutier.net .
« Action directe
veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire action
directement exercée par les intéressés. C’est le travailleur qui
accomplit lui-même son effort ; il l’exerce personnellement sur les
puissances qui le dominent, pour obtenir d’elles les avantages réclamés.
Par l’action directe,
l’ouvrier crée lui-même sa lutte ; c’est lui qui la conduit, décidé à
ne pas s’en rapporter à d’autres qu’à lui-même du soin de le libérer.
Et comme les définitions théoriques ne suffisent pas pour montrer ce que nous entendons par action directe,
il faut citer en exemple l’agitation faite en France pour la libération
du capitaine Dreyfus. Si on eût attendu du seul effet de la légalité
cette libération, il est certain qu’elle ne serait pas un fait accompli.
C’est grâce à une agitation, par une campagne de presse, par meetings,
réunions, manifestations, démonstrations dans la rue qui furent, en
quelques circonstances, des massacres, que l’opinion publique fut saisie
et que fut préparée une disposition d’esprit favorable à la cause du
forçat. C’est la foule soulevée qui fit pression sur les pouvoirs
constitués, et la lourde machine judiciaire, mise en mouvement, rendit à
la liberté le capitaine. […]
L’action ouvrière pour
nous n’est donc qu’une manifestation continue de nos efforts. Nous
disons que la lutte doit être de tous les jours et que son exercice
appartient aux intéressés. Il y a, par conséquent, à nos yeux, une
pratique journalière, qui va chaque jour grandissant, jusqu’au moment
où, parvenue à un degré de puissance supérieur, elle se transformera en
une conflagration que nous dénommons grève générale, et qui sera la
révolution sociale. […]
Si la vie ouvrière
s’exerce et s’alimente à l’atelier et à l’usine, le mouvement syndical
en est l’expression. Les préoccupations intimes du travailleur,
provoquées par les conditions de travail qui lui sont faites chez le
patron et dont il constate les durs effets dans son foyer, trouvent leur
tribune et leur écho dans le syndicat.
Et malgré les défauts de
ces groupements – défauts qu’en grande partie l’on pourrait attribuer à
la fausse éducation sociale donnée à l’ouvrier – ils sont bien
l’émanation, je dirai la physionomie de la vie ouvrière, dont
l’organisation politique peut s’inspirer, sans la pouvoir représenter.
Aujourd’hui, nul ne
songe et nul n’oserait contester la nécessité du mouvement syndical,
mais on voudrait limiter son effort en le subordonnant à des forces
extérieures, alors qu’on devrait reconnaître qu’à un mouvement qui va
croissant, il faut des moyens d’action tirés des formes mêmes du
groupement qui le produit.
Il est aisé de se rendre
compte que la grève générale surgit des formes du groupement syndical
et de l’orientation qui s’en dégage. Le développement des organes
ouvriers l’indique, leur évolution le montre. Certes, le nombre des
syndicats, en ces dernières années, n’a pas augmenté outre mesure. En
revanche, et c’est ce qui est symptomatique, le besoin éprouvé par ces
syndicats de se grouper dans leur Bourse du Travail et dans leur
Fédération nationale corporative prouve bien que le côté égoïste, qui,
pour d’aucuns, constituait le caractère fondamental du syndicat,
disparaît, ou pour parler plus exactement, que la conscience ouvrière
dont la première notion s’affirmait dans le syndicat, se précise en se
développant.
Ces organismes, en
annihilant le caractère strictement professionnel de chacun de leurs
éléments, les appellent à une vie sociale plus élevée ; cette vie doit
se faire jour pour se développer, et c’est dans des manifestations de
lutte qu’elle prend corps et se matérialise.
Et comme il ne suffit
pas à ces organismes de créer une vie sociale qui nivelle les
consciences et engendre l’action, ils se rapprochent et se mêlent à leur
tour. Ce contact et ce mélange constituent un mouvement ouvrier en
France dont on ne saurait nier l’importance.
Cette importance
n’échappe pas à ses adversaires. Les dirigeants, effrayés d’un mouvement
qui déborde, voudraient le tuer en lui attribuant la formation d’un
complot contre la sûreté de l’État. En province, les ordres sont donnés
pour chercher les traces d’une organisation qui, de Paris, à leurs yeux,
commande et dirige. Si des éléments étaient recueillis, on instruirait
contre les militants, et on espère que le mouvement, décapité, serait
mort pour longtemps.
Les gouvernants, qui
croient que le mouvement ouvrier s’exerce en vertu de formules et de
résolutions, se trompent lourdement. La vie ouvrière est trop complexe
dans ses manifestations de détail, – dont la conception et l’esprit sont
cependant communs, – pour se prêter aux inepties des dirigeants. Et ce
qui amène ces derniers à croire à un organisme rigoureux, automatique et
directeur, c’est l’effroi que leur cause une cessation générale du
travail. […]
Tout mouvement
révolutionnaire n’a donné que ce que la classe opprimée du moment a
conçu et a su prendre. La révolution, entrevue par tous, et que le monde
ouvrier appelle grève générale, sera, elle aussi, ce que le travailleur
l’aura conçue et saura la créer. L’action se déroulera selon le degré
de conscience de l’ouvrier, et selon l’expérience et le sens de la lutte
qu’il se sera donnés.
Comme cette action devra
s’exercer contre des forces multiples et variées, comme elle devra
réagir contre des courants divers, ce ne seront pas des décisions
uniformes et étroites qui seront applicables. Il appartiendra au
travailleur d’adapter au milieu d’alors et aux éléments contraires les
armes que les circonstances mettront à sa portée. […]
Mais nous n’entendons
pas fixer le jour ni l’époque qui mettra aux prises salariés et
salariants. Il n’appartient à nulle force humaine de l’indiquer.
Le mouvement naîtra des
circonstances, d’une mentalité ouvrière plus élevée, à la hauteur des
événements qui porteront en eux-mêmes les éléments de généralisation.
Les éléments de
généralisation se définissent par le rôle joué dans la production par
telle ou telle industrie, entraînant la mise en action d’une autre
industrie, dont les effets iront se répercutant sur d’autres branches de
l’activité humaine.
On objectera que tout
cela dénote un degré supérieur d’organisation, qu’il n’est pas possible
de mettre en mouvement au même jour la classe ouvrière en totalité. Je
répondrai d’abord que nous ne prétendons nullement qu’un point de départ
peut ne pas être commun à tous les travailleurs ; nous ne disons pas
que cela ne peut pas se produire. Nous nous inspirons des contingences
sociales et nous disons que, de même, la conquête légalitaire du pouvoir
ne saurait impliquer, pour ceux qui s’hypnotisent devant elle, l’entrée
totale d’élus ouvriers au Parlement. Ceux-là disent que la majorité
suffira pour transformer l’état social. La conquête révolutionnaire du
pouvoir également ne saurait non plus être l’acte unanime du pays. De
part et d’autre, il y aura des gens entraînés malgré eux et subissant le
résultat de cette conquête. […]
Une plus forte éducation
sociale, une grande expérience dans la lutte, une profonde connaissance
du milieu social sont autant de conditions nécessaires. Pour les
acquérir, l’action s’impose. Par l’étude des conditions du travail,
l’ouvrier apprend à connaître le milieu qui l’asservit ; par l’effort en
vue de les améliorer, il prend un contact direct avec les forces qui le
dominent et il éprouve leur degré de résistance. Ainsi, son esprit
d’observation et d’examen s’affine ; il se donne les éléments
indispensables pour se diriger lui-même ; il contribue à donner à
l’action du monde ouvrier une place et une autorité croissantes.
Chacun reconnaît
l’urgence pour le prolétaire de travailler à accroître ses moyens
d’existence, ce qui augmente d’autant sa force de combativité et son
avidité pour plus de réformes. En se groupant l’ouvrier exerce un
effort, et c’est dans la pratique de cet effort qu’il parvient à
l’intensifier. Et c’est par cette intensité, suscitant une croissance de
vie, que la classe ouvrière se libérera du monde capitaliste. »
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