mercredi, août 11, 2010

[Classiques de l'anarchisme]Fontenis:Manifeste pour un communisme libertaire

Hier nous vous apprenions la nouvelle du décès du camarade Fontenis. Dans ce cadre, j'ai pensé qu'il serait intéressant de (re)publier ici un de ses textes les plus importants, le Manifeste pour un communisme libertaire. Évidemment, ce texte écrit en 1953 doit être remis dans un contexte ou les staliniens ont le monopole sur les luttes en France à ce moment et la FA, de son côté,  est perdu dans un bourbier idéologique et des débats sans fins. Ce texte qui en fera sursauter plusieurs de par son langage et sa provocation, demeure tout même un texte crucial de réflexion pour le plateformisme, malgré les critiques que nous pouvons lui apporter sur certains aspects qui pourraient être qualifiés de "quasi léniniste".

PRÉFACE À LA RÉÉDITION DE 1985
Pour l’auteur de ces lignes, le Manifeste du communiste Libertaire, ce sont des visages, des voix, des camarades disparus, dont on a perdu la trace, qui ont abandonné la lutte sociale, d’autres qui y participent toujours et ceux et celles qui ont suivi d’autres chemins. C’est aussi pour le jeune homme que j’étais, un grand frère, Georges Fontenis.
Nous sortions de la guerre, de l’occupation nazie et nous remettions en question globalement la société bourgeoise et ses mécanismes de pensée. Dans notre recherche, nous avions besoin d’action, de fraternité, le virus du militantisme nous ayant souvent pris depuis les combats clandestins de la Résistance qui avaient déçu nos espoirs adolescents.
Notre lieu de rencontre était une petite boutique du Quai de Valmy, au bord du canal St Martin, qui présentait tout le décorum romantique voulu... C’était le siège du « Libertaire » que nous définissions sans complexe comme le « seul journal révolutionnaire ».
Cette époque était le théâtre d’un incroyable bouillonnement d’idées. L’existentialisme dominait les médias et le dernierEs survivantEs du surréalisme des années 20 avaient enfin rencontré l’anarchie (« porteuse de flambeaux »). Ils et elles publiaient un « billet » chaque semaine dans Le Libertaire et Georges Fontenis était cité dans un poème de Breton.
Ce furent ensuite nos ruptures, nos conflits, nos chemins différents que nous croyions séparés... Puis-je être impartial en préfaçant ce Manifeste ?
Selon l’avant-propos rédigé par la commission d’éditions de l’époque : « le régime capitaliste » était arrivé « à son point culminant de crise ». Nous n’avions pourtant encore rien vu !
La commission poursuivait : « Toutes les recettes de replâtrage et les solutions du pseudo communisme d’Etat ont fait faillite... ».
On voit que nous posions correctement les problèmes actuels.
Il y a trente ans, le Parti socialiste était déjà au pouvoir et le Parti communiste, en pleine « guerre froide » était dans sa période stalinienne la plus noire.
La guerre d’Algérie n’avait pas encore ébranlé la société française. Mai 68 n’avait pas eu lieu.
Personne ne parlait encore d’autogestion. Pourtant, le Manifeste revendiquait déjà le « Pouvoir Ouvrier direct ».
Nous avions trouvé que l’anarchisme constituait la seule solution cohérente.
Selon nos illusions, la Fédération Anarchiste (F.A.) était la force révolutionnaire.
Nous y avions adhéré naturellement.

La F.A. prétendait faire cohabiter en son sein des anarcho-syndicalistes, des communistes Libertaires et des individualistes stirneriens. Cela n’allait pas sans conflits de tous ordres. Mais nous écoutions les libertaires espagnols idéaliser leur révolution. Nous étions sûrs de nous. Face aux stalinienNEs, nous avions notre « modèle » de société. Sans se préoccuper du contexte, nombre d’entre-nous voyaient appliqué en France le schéma anarcho-syndicaliste.
Les seuls écrits anarchistes vraiment faciles à trouver, en dehors des récits concernant l’Espagne dont aucun n’était vraiment autocritique, étaient ceux de Sébastien Faure, apôtre de la synthèse des tendances libertaires. Très vite, nous voyions que la synthèse devenait le compromis et même la conciliation, la médiation, c’est-à-dire la pensée réformiste. Mieux, certains anarchistes nous assignaient un rôle utile au sein de la démocratie bourgeoise (cf. Bontemps).
Lorsque nous débattions avec des marxistes, nous passions pour des rêveurs ou des naïfs, quand nous n’avions pas à défendre quelques billevesées du Libertaire produits du synthésisme (cf. une campagne pour Celine). Nos propos étaient perçus comme les bonnes histoires que l’on raconte au dessert.
Enfin, nous trouvâmes d’autres textes en fouillant les bibliothèques, en dévalisant les militantEs âgéEs, nous prouvant que le courant anti-autoritaire constituait une élaboration sérieuse : ce que nous pressentions.
Précisions qu’il était impossible de trouver en librairie le moindre ouvrage de Bakounine, Guillaume, Malatesta etc... alors que les éditions marxistes étaient florissantes.
Ce fut le mérite du courant communiste libertaire de retrouver les textes de base et de redécouvrir l’origine de classe de l’anarchisme social, ce que le Manifeste affirmait hautement.
Avec étonnement, nous découvrions aussi que l’analyse matérialiste telle que les marxistes la conçoivent ne constituait pas du tout une divergence aux yeux du courant libertaire de la 1ère Internationale, que la frontière entre marxisme et anarchisme n’était pas toujours très nette.
Nous en venions à poser le problème de l’organisation révolutionnaire, de son rôle et nous cherchions une filiation avec l’Alliance de Bakounine et la « Plate-forme d’Archinov ». Nos recherches, nos découvertes, nos réflexions paraissaient dans une rubrique du « Libertaire » intitulée « Problèmes Essentiels » et dans la revue « Etudes Anarchistes ». Le Manifeste rédigé par Georges Fontenis en exprime la plus grande partie.
Face aux « humanistes » anarchistes que nous nommions entre nous les « vaseux », il y avait une volonté de provocation. Le Manifeste utilise le vocabulaire proscrit en cours chez les marxistes : parti, ligne politique, discipline. On se sert du terme « dictature du prolétariat » pour faire une tête de paragraphe, même si on en nie ensuite le principe dans le texte. On ne craint pas d’affirmer que les autres tendances n’ont qu’un lien vague avec l’anarchisme dont notre courant constitue le seul représentant. Nous devions plus tard réaliser l’impossible gageure constituée par cette tentative de réhabiliter un terme aussi équivoque.
Les autres tendances de la F.A. ressentaient l’agressivité de nos démarches. Rapidement, on se demanda si nous n’étions point des agents du bolchevisme infiltrés, on le chuchota, on le dit et bien des années plus tard, on l’écrivit.
A l’opposé, le Manifeste contestait à Proudhon sa qualité d’anarchiste. (!!). Les autres tendances étant éliminées, la F.A. devint l’organisation dure et pure : la Fédération communiste libertaire (F.C.L.), tandis qu’une autre F.A. se constituait.
C’est dans ce contexte qu’il faut juger aujourd’hui les outrances du Manifeste.
Il existait un problème bien plus important à résoudre que les conflits avec les courants anars qui n’intéressaient que nous : Dans le mouvement ouvrier de l’après-guerre, le Parti communiste représentait objectivement, réellement la classe ouvrière. Celle-ci le considérait bien comme son avant-garde au sens léniniste du terme. L’importance donnée à cette réalité par certains intellectuels explique leur comportement équivoque et ce qui nous apparaît avec le recul, comme leurs errements.
Le Manifeste du C.L. pose avant tout le problème de la construction d’une autre avant-garde politique. La Plate-forme d’Archinov définissait une pratique vis à vis des masses tout à fait contraire aux principes léninistes de « direction extérieure à la classe ». On tenta au maximum de s’y référer.
On trouvait dans Archinov le principe de l’unité idéologique nécessaire. Sortant du confusionnisme de la F.A., Le Manifeste le reprend avec vigueur.
De l’unité idéologique, découle aussi l’unité tactique. C’est ici qu’apparût une incapacité à trouver une solution spécifique : La définition de l’unité tactique est bien voisine de la pratique léniniste avec la discipline et la scission considérée comme naturelle, ce qui fut le mal de tous les groupuscules, depuis.
Le Fédéralisme affirmé paraît arbitrairement plaqué sur le tout pour conserver un emballage libertaire.
Alors, la F.C.L. risqua de devenir un petit P.C. Bis. Elle a échoué avant, à la grande joie des « humanistes » de la F.A.
La démarche du Manifeste était importante. Elle a pu sembler aventureuse, comme tout projet militant qui dérange. Elle comportait des faiblesses et des erreurs qu’il est plus facile de voir après-coup que dans l’action immédiate. Je montre seulement ici comment beaucoup de ses camarades avaient ressenti la « ligne » de Georges Fontenis dont certainEs, j’en fus, se séparèrent.
Pourtant, le Manifeste du communiste libertaire a été nécessaire. Il a marqué pour la première fois au sein du mouvement libertaire de l’après-guerre une coupure nette avec les tendances humanistes de conciliation. Il a, avant la lettre, défini le premier mouvement autogestionnaire anti-réformiste. Après sa parution, rien n’est pareil.
Au-delà des conflits entre individus, NOIR et ROUGE de la première époque, l’Union des Groupes Anarchistes Communistes, Tribune anarchiste communiste (T.A.C.) et, avant l’Union des travailleurs communistes libertaires (U.T.C.L.), le Mouvement communiste libertaire (M.C.L.) en 1969 puis l’Organisation communiste libertaire (O.C.L.) de 1971, ont continué l’approfondissement, la recherche d’une nouvelle forme d’organisation révolutionnaire autogestionnaire, la manière d’y insérer le courant communiste Libertaire.
Rien n’aurait existé sans la nécessaire rupture de 1954 dont Georges Fontenis a été le premier artisan.
L’U.T.C.L. existerait-elle ?
Il me faut enfin dire combien Georges Fontenis a été poursuivi par la haine des tenants de l’orthodoxie anarchiste. Cette haine, dont j’ai aussi ressenti parfois les retombées, n’est pas éteinte. Un récent article d’une revue de la F.A. nous a rappelé que certainEs ne savent pas dominer leurs vieux ressentiments et n’ont point l’âge de la sérénité.
Cette préface d’un vieux camarade de Georges Fontenis, qui eût souvent des conflits avec lui, et ne les a pas cachés, veut aussi être la manifestation de sa profonde et affectueuse amitié.
Pour le reste : Après trente années, tout est encore à construire.
Guy BOURGEOIS.
Introduction à l'édition originale de 1953
Au moment où le régime capitaliste en est arrivé à son point culminant de crise, au moment où toutes les «recettes» de replâtrage et les «solutions» du pseudo-communisme d'État ont fait faillite et se révèlent incapables d'apporter autre chose que la misère, l'esclavage, la guerre, il a paru nécessaire et urgent de poser en un manifeste l'analyse et la solution communistes libertaires.
D'autre part, il y a longtemps que les militantEs, embarrasséEs devant les questions posées par les sympathisantEs et les nouveaux venus souhaitaient que soit rédigé un jour ce manifeste qui puisse renfermer en quelques pages l'essentiel du communisme libertaire, avec les précisions nécessaires sur les sujets-clés comme l'État et la révolution.
En rédigeant, à la demande de la quasi-unanimité des militantEs, cette plaquette, sur la base des idées essentielles, des principes reconnus par les communistes libertaires, Georges Fontenis n'a pas pensé créer une nouvelle doctrine.
Ce que nous présentons aujourd'hui n'est donc pas une forme définitive de la doctrine du communisme authentique qui ira toujours en se perfectionnant, en se précisant, en s'éclaircissant, à la lumière des expériences, des faits historiques.
Le but était seulement de donner de cette doctrine le résumé le plus clair, le plus cohérent, le plus «au point» possible, qui puisse être conçu aujourd'hui.
On y retrouvera l'essentiel de la pensée des premiers fondateurs et des meilleurs théoriciens du communisme anarchiste: Bakounine, Kropotkine, Malatesta; on y retrouvera parfois presque mot pour mot des passages des «Statuts de l'alliance» de Bakounine; on y retrouvera ce qui peut être retenu de fondamental dans les idées de la «Plate-forme» de Makhno et de ses camarades --comme des réflexions inspirées par la conduite des anarchistes au cours de la Révolution russe de 1917; on y retrouvera les points principaux et l'esprit du Pacte d'alliance et du Programme qui présidèrent à la naissance en 1920 de l'Union Anarchiste Italienne; on y retrouvera les thèses défendues aujourd'hui en Italie par les militantEs des Groupes Anarchistes d'Action Prolétarienne, fidèles aux enseignements de Bakounine et Malatesta; on y retrouvera l'esprit des conceptions du Mouvement Anarchiste Espagnol et de ses expériences de 1936. On y retrouvera enfin le développement des principes qui animent le mouvement communiste-anarchiste-révolutionnaire en France, tel qu'il s'est dégagé des luttes complexes de tendance, surtout depuis 1913, et tel qu'il est continué par le mouvement français d'aujourd'hui, ainsi qu'en font foi ses principes, ses statuts et son orientation.
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Fontenis n'a pas vu pourquoi il faudrait être original à tout prix : il a repris des fragments d'articles des cahiers «Études Anarchistes» ou du «Libertaire» qui avait déjà tenté des mises au point partielles, par exemple sur le problème des minorités agissantes ou de la violence révolutionnaire.
Il a voulu surtout faire une oeuvre modeste de rassembleur, faire cette mise au point qui puisse servir de base théorique solide aux militantEs d'une organisation révolutionnaire, mise au point dont l'absence s'est souvent fait sentir et qui était tant attendue.
Certain s'effaroucheront peut-être du lexique employé, mais il ne fallait pas hésiter à employer le langage de tout le monde, le langage que le public comprend d'emblée et que les Bakounine, les Kropotkine, les Malatesta utilisaient sans fausse honte; parti, ligne politique, discipline sont des mots qui, bien précisés, ne peuvent faire peur qu'à ceux et celles dont la vigueur révolutionnaire, le courage devant les situations et devant les mots ont été anéantis par tout un fatras de littérature et de palabres sentimentales pseudo-anarchistes.
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Fontenis a retouché, corrigé, précisé en tenant compte des observations, des approbations, des critiques que lui ont ont apportées les militantEs, les lectrices et les lecteurs du Libertaire, dans lequel ces «Problèmes essentiels» ont paru dans les derniers mois de 1952. Quelques chapitres ont donc subi de notables augmentations, d'autres ont été remaniés.
Tel quel, ce petit ouvrage --qui représente d'assez longs travaux, de nombreuses et délicates mises au point-- sera un instrument précieux pour tous les militantEs, le livre de chevet de tous ceux et de toutes celles qui viennent nous rejoindre pour le bon combat.
La Commission d'édition.
Le communisme libertaire doctrine sociale
C'est au cours du 19e siècle, au cours du développement du capitalisme et des premières grandes batailles ouvrières, et plus précisément au sein de la Ière Internationale (de 1861 à 1871) qu'une doctrine sociale apparaît, appelée «socialisme révolutionnaire» (par réaction contre le socialisme réformiste ou étatiste) ou «socialisme antiautoritaire» ou «collectivisme» puis «anarchisme» ou «communisme anarchiste» ou «communisme libertaire».
Cette doctrine, cette théorie, apparaît comme une réaction des travailleurs et des travailleuses socialistes organiséEs. Elle est, en tout cas, liées à l'existence d'un antagonisme de classes qui va en s'accentuant. Elle est un produit historique, elle naît dans certaines conditions de l'histoire, du développement des sociétés de classes, et non par la critique idéaliste de certainEs penseurEs.
Le rôle des fondateurs et fondatrices de la doctrine, Bakounine principalement, fut d'exprimer les aspirations véritables des masses, leurs réactions et leurs expériences, et non de créer artificiellement une théorie en s'appuyant sur une analyse abstraite, purement idéale, ou sur des théories antérieures. Bakounine, et avec lui James Guillaume, puis Kropotkine, Reclus, J. Grave, Malatesta, etc..., partent de l'observation de la condition et des formes d'organisation et de lutte des associations de travailleurs et de travailleuses et des masses paysannes.
L'origine de luttes de classes de l'anarchisme est incontestable.
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Comment se fait-il, alors, que très souvent l'anarchisme ait été considéré comme une philosophie, une morale ou éthique indépendantes de la lutte des classes, donc comme un humanisme détaché des conditions historiques et sociales?
Nous voyons à cela plusieurs raisons. D'une part, les premierEs théoricienNEs anarchistes ont cherché parfois à se référer à des opinions d'écrivainEs, d'économistes, d'historienNEs qui les avaient précédés, Proudhon, surtout (dont incontestablement beaucoup d'écris manifestent des conceptions anarchistes).
Les théoricienNEs qui les ont suivis ont même quelques fois retrouvé chez des écrivainEs comme La Boétie, Spencer, Godwin, Stirner, etc., des pensées ayant une analogie avec l'anarchisme, en ce sens qu'elles manifestaient une opposition aux formes de sociétés d'exploitation et aux principes de domination qu'ils y découvraient. Mais les théories de Godwin, Stirner, Tucker, sont uniquement des réflexions sur la société sans tenir compte de l'Histoire et des forces qui la déterminent, sans tenir compte des conditions objectives qui posent le problème de la révolution.
D'autre part, dans toutes les sociétés basées sur l'exploitation et la domination, il a toujours existé des gestes de révolte, individuels ou collectifs, avec parfois un contenu communiste et fédéraliste, ou réellement démocratique, de sorte qu'on en est venu parfois à considérer l'anarchisme comme l'expression de la lutte éternelle des êtres humains vers la liberté et la justice: concept vague, insuffisamment fondé sur le plan sociologique ou historique, et tendant à assimiler l'anarchisme à un humanisme vague, basé sur des notions abstraites d'«humanité», de «liberté». Les historienNEs bourgeoisES du mouvement ouvrier se sont toujours plus à mêler le communisme anarchiste avec les théories individualistes, idéalistes, et sont pour une grande part responsables de la confusion. Ce sont eux et elles qui ont voulu rapprocher Stirner de Bakounine.
On est parfois arrivé, en oubliant les conditions de la naissance de l'anarchisme, à le réduire à une sorte de superlibéralisme, perdant son caractère matérialiste, historique, révolutionnaire.
Mais de toute façon, si des révoltes antérieures au 19è siècle et des réflexions de certains penseurEs sur les relations entre les êtres humains et les catégories humaines ont préparé l'anarchisme, il n'y a eu anarchisme en tant que doctrine qu'à partir de Bakounine.
Certes les révoltes et les écrits auxquels on se réfère dans le passé de l'humanité, sont bien nés, eux aussi, parce qu'il y avait exploitation de catégories sociales par d'autres. Les oeuvres de Godwin, par exemple, expriment bien l'existence de la société de classes, même si elles le font d'une manière idéaliste, confuse. Et l'aliénation de l'être humain par le groupe, la famille, la religion, l'État, les morales, etc., est bien de nature sociale, elle est bien l'expression d'une société divisée en castes ou en classes.
On peut dire que des attitudes, des réflexions, des manières d'agir que nous pouvons qualifier de révoltées, de non conformistes, d'anarchistes au sens vague du terme, ont toujours existé.
Mais la formulation cohérente d'une théorie communiste anarchiste, remonte à la fin du 19è siècle, et se poursuit chaque jour, se précise, se perfectionne avec l'apport de l'expérience historique.
L'anarchisme ne saurait donc être assimilé à une philosophie ou à une éthique abstraite ou individualiste.
Il est né dans et par le social et il a fallu attendre une période historique donnée et un état donné de l'antagonisme de classes pour que les aspirations communistes anarchistes se manifestent clairement, pour que le phénomène de la révolte aboutisse à une conception révolutionnaire cohérente et complète.
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L'anarchisme n'étant pas une philosophie ou une éthique abstraites, il ne peut s'adresser à l'être humain abstrait, à l'être humain en général. Pour l'anarchisme, il n'y a pas dans nos sociétés, l'être humain tout court: il y a l'être humain exploité des catégories spoliées et il y a l'être humain des catégories privilégiées, de la classe dominante. S'adresser à l'«être humain», c'est tomber dans l'erreur ou le sophisme des libéraux s'adressant au «citoyen» sans tenir compte des conditions économiques et sociales des citoyenNEs. Et s'adresser à l'être humain, en général, en négligeant le fait de l'existence des classes et de la lutte des classes, en se satisfaisant des déclamations rhétoriques creuses sur la Liberté, la Justice, en général et avec des majuscules, c'est permettre à toutes les philosophies bourgeoises en apparence libérales --en fait conservatrices ou réactionnaires-- de s'incruster dans l'anarchisme, de le pervertir en un vague humanitaire, de désarmer la doctrine, l'organisation et les militantEs. Il fut un temps, justement et cela se manifeste encore dans quelques pays au sein de certains groupes, où la propagande anarchiste dégénérait dans les larmoiements du pacifisme intégral ou d'une espèce de christianisme sentimental. Il a fallu réagir et aujourd'hui l'anarchisme repart à l'assaut du vieux monde avec autre chose que des considérations nébuleuses.
C'est aux spoliéEs, aux exploitéEs, aux prolétaires, aux masses ouvrières et paysannes que s'adresse l'anarchisme, doctrine sociale et méthode révolutionnaire, parce que seule la classe exploitée, en tant que force sociale, est un facteur révolutionnaire.
Voulons-nous dire par là que la classe des travailleurs et des travailleuses constitue la classe-messie, que les exploitéEs possèdent une providentielle clairvoyance, toutes les qualités et aucun défaut? Ce serait tomber dans l'idolâterie ouvrière, dans une métaphysique d'un nouveau genre.
Mais la classe exploitée, aliénée, mustifiée, frustrée, le prolétariat, pris dans son sens large et englobant à la fois la classe ouvrière proprement dite (composée d'ouvrierEs manuelLEs et ayant une certaine psychologie commune, une certaine manière d'être et de penser), et d'autres salariéEs comme les employéEs ou encore en d'autres termes l'ensemble des individus qui n'ont que des fonctions d'exécution dans la production et dans l'ordre politique, donc qui sont éloignés de la gestion, cette classe peut seule par sa position économique et sociale renverser le pouvoir et l'exploitation. SeulEs ceux et celles qui participent à la production peuvent réaliser la gestion ouvrière et que serait la révolution si elle n'était le passage à la gestion par tous les producteurs et toutes les productrices?
La classe prolétarienne est donc la classe révolutionnaire par excellence, puisque la révolution qu'elle peut accomplir est une révolution sociale et non seulement politique et qu'en s'affranchissant, elle affranchit toute l'humanité; en brisant les pouvoirs de la classe privilégiée elle suprime les classes.
Sans doute, dans la société actuelle, les classes n'ont-elles pas de limites précises. C'est au cour des divers épisodes de la lutte de classes que la séparation se fait. Il n'y a pas de limites précises, mais il y a deux pôles: prolétariat et bourgeoisie (capitalistes, bureaucrates, etc.); les classes dites moyennes sont déchirées dans les périodes de crise et s'orientent vers l'un ou l'autre pôle; elles sont incapables par elles-mêmes de donner une solution car elles n'ont ni les caractéristiques révolutionnaires du prolétariat, ni réellement la gestion de la société actuelle comme la bourgeoisie proprement dite. On observe par exemple dans les grèves qu'une partie des technicienNEs (surtout ceux et celles qui sont en fait des spécialistes, ceux et celles des services d'études par exemple) rallie la classe ouvrière, tandis qu'une autre partie, des technicienNEs qui ont un rôle de cadre et une grande partie de la maîtrise s'éloignent de la classe ouvrière, au moins pour un temps. La réalité syndicale s'est est toujours remise à l'expérience, au pragmatisme, syndiquant certaines couches et non d'autres, suivant leur rôle, leur fonction. En tout cas, c'est la fonction et l'état d'esprit qui permettent de caractériser une classe, plus que la rétribution.
Il y a donc le prolétariat. Il y a sa partie la plus décidée, la plus active, la classe ouvrière proprement dite. Il y a aussi quelque chose de plus vaste que le prolétariat qui comprend d'autres couches sociales qu'il faut entraîner dans l'action : ce sont les masses populaires qui comprennent en plus du prolétariat les petitEs paysanNEs, les artisanNEs pauvres, etc.
Il ne s'agit pas de tomber dans une mystique du prolétariat mais d'apprécier cette donnée précise que le prolétariat, malgré la lenteur de sa prise de conscience, ses reculs et ses défaites est en définitive le seul levier réel de la révolution.
Ici, nous ne pouvons omettre de citer ce texte fondamental de Bakounine:
«Comprendre que, puisque le prolétaire, le travailleur manuel, l'homme de peine, est le représentant historique du dernier esclavage sur la terre, son émancipation est l'émancipation de tout le monde, son triomphe est le triomphe final de l'humanité...» --Oeuvres complètes, tome IV, p. 425.
Sans doute, il arrive que des êtres humains appartenant aux catégories sociales privilégiées, rompant avec leur classe, avec l'idéologie et les avantages de leur classe, viennent à l'anarchisme. Leur apport est considérable, mais en quelque sorte, ces êtres humains deviennent des prolétaires.
Pour Bakounine, encore, les «socialistes-révolutionnaires», c'est-à-dire les anarchistes, s'adressent «aux masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec tout leur passé, voudraient franchement s'adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme».
Mais on ne peut dire pour autant que l'anarchisme s'adresse à l'être humain en général, à l'être humain abstrait, sans tenir compte de son milieu.
Oter à l'anarchisme son caractère de classe, serait le condamner à l'informe, le condamner à se vider de son contenu, à devenir un passe-temps philosophique inconsistant, une curiosité pour bourgeoisES intelligentEs, un objet de sympathie pour gens de coeur en mal d'idéaux, un sujet de discussion académique. Nous concluerons donc:
L'anarchisme n'est pas une philosophie de l'individu ou de l'être humain en général.
L'anarchisme est si l'on veut une philosophie ou une éthique mais dans un sens bien particulier, bien concret. Il l'est par les aspirations qu'il représente, par les buts qu'il se propose et que rappelle la citation de Bakounine: «Son triomphe (du prolétaire) est le triomphe final de l'humanité...».
Prolétarien, de classe, quant à son origine, c'est seulement dans ses buts qu'il est généralement humain ou si l'on veut humaniste.
Il est une école socialiste, et même pour être plus précis, le seul véritable socialisme ou communisme, la seule théorie et méthode valable pour parvenir à la société sans castes et sans classes, réalisant la liberté et l'égalité.
L'anarchisme social ou communisme anarchiste ou encore communisme libertaire est une doctrine sociale révolutionnaire, s'adressant à ce prolétariat dont il représente les aspirations dont, si l'on veut, il manifeste l'idéologie véritable, l'idéologie dont ce prolétariat tend à prendre conscience à travers ses expériences.
Le problème du programme
L'anarchisme étant une doctrine sociale, il se manifeste par un ensemble d'analyses et de propositions fixant les buts et les tâches, c'est-à-dire par un programme. Et c'est ce programme qui constitue la plateforme commune à tous les militantEs de l'organisation anarchiste, plateforme en dehors de laquelle le rassemblement ne pourrait se faire que sur des aspirations sentimentales vagues, confuses, sans qu'il y ait unité réelle de vues. Il n'y aurait alors que rassemblement sous un même nom de pensées disparates, opposées.
Une question se pose alors : le programme ne peut-il être une synthèse tenant compte de ce qu'il y a de commun entre les personnes se réclamant du même idéal, ou plus exactement d'une même éthiquette voisine. Ce serait alors chercher une unité factice où pour éviter les oppositions, on ne maintiendrait la plupart du temps que ce qui est sans importance : on trouverait une plateforme commune presque vide. L'expérience a été tentée trop de fois et des «synthèses», unions, cartels, alliances et ententes, il n'est jamais sorti que l'inefficacité et très vite un retour aux conflits : la réalité posant des problèmes auxquels chacun apportait des solutions divergentes ou opposées, les heurts réapparaissaient et la vanité, l'inutilité du pseudo programme commun qui ne pouvait être qu'un refus d'agir, étaient démontrées.
D'autre part, l'idée même de faire surgir un programme de toutes pièces, par la recherche de petits points communs, suppose que tous les points de vue proposés sont justes, qu'un programme, donc, peut jaillir des cerveaux, dans l'abstrait.
Or, un programme révolutionnaire, le programme anarchiste ne peut pas être un programme créé par des militantEs pour être ensuite imposé aux masses. C'est l'inverse qui doit se produire: le programme de l'avant-garde révolutionnaire, de la minorité agissante, ne doit être que l'expression, ramassée et vigoureuse, claire et rendue consciente et évidente, des aspirations des masses exploitées appelées à faire la révolution. En d'autres termes : la classe avant le «Parti».
Ce qui doit déterminer le programme, c'est donc l'étude, l'expérience, la tradition même de ce qui est permanent dans les aspirations des masses. Il règne donc dans l'élaboration du programme un certain «empirisme», évitant le dogmatisme, évitant la substitution du shémas élaboré par un petit groupe révolutionnaire à ce qui est indiqué par l'action et la conscience des masses. À son tour, le programme élaboré porté à la connaissance de ces masses ne peut que développer leur conscience. Enfin, le programme ainsi défini peut être modifié à mesure que progresse l'analyse de la situation et des tendances des masses, peut être formulé en termes plus justes et plus clairs.
Ainsi conçu, le programme n'est plus l'ensemble des points secondaires qui unissent (ou plutôt qui ne séparent pas) des personnes qui peuvent se croire voisines, mails il est un ensemble d'analyses et de propositions auquel se rallient seulement ceux et celles qui l'approuvent et s'engagent à le propager et à le réaliser.
Mais dira-t-on, il faut bien que cette plateforme soit élaborée, rédigée, par quelqu'un ou par une équipe. Sans doute, mais, puisqu'il s'agit non de n'importe quel programme, mais du programme de l'anarchisme social, ne seront acceptées que les propositions considérées comme concordant avec les intérêts, les aspirations, la conscience et la capacité révolutionnaire de la classe exploitée. Alors, on peut parler vraiment de synthèse puisqu'il n'est plus question d'éliminer des choses importantes qui séparent, puisqu'il s'agit de fondre en un texte commun et nouveau des propositions qui pouvaient fusionner sur l'essentiel. C'est le rôle des réunions d'études, des assemblées, des congrès de révolutionnaires que de reconnaître un programme, de se rassembler et de fonder leur organisation sur ce programme.
Le drame est que plusieurs organisations prétendent représenter authentiquement la classe ouvrière, aussi bien les organisations socialiste réformiste ou communiste autoritaire que l'organisation anarchiste. Seule l'expérience peut départager, peut donner en définitive raison aux unEs et aux autres.
Il n'y a pas de révolution possible sans que les masses révolutionnaires se groupent sur une certaine unité idéologique, sans qu'elles agissent dans le même sens. Cela signifie que pour nous, à travers leurs expériences, les masses finiront par trouver la voie du communisme libertaire. Cela signifie aussi que la doctrine anarchiste n'est jamais achevée en ce qui concerne ses vue de détail, d'application, et qu'elle se fait, se complète, à chaque instant en fonction des expériences historiques.
Il semble que des expériences partielles comme la Commune de Paris, la Révolution russe populaire de 1917, la Makhnovtchina, les réalisations d'Espagne, les grèves, le fait que la classe ouvrière fait un dur essai du socialisme d'État total ou partiel (depuis l'U.R.S.S. jusqu'au nationalisations et aux trahisons des partis politiques en Occident), il semble que tout cela peut permettre d'affirmer que le programme anarchiste, avec toutes les modifications dont il est susceptible, représente la direction dans laquelle se révèlera l'unité idéologique des masses.
Pour aujourd'hui, contentons-nous de résumer ainsi ce programme: la société sans classes et sans État.
Rapports entre les masses et l'avant-garde révolutionnaire
Nous avons vu, à propos du problème du programme, quelle est notre conception générale du rapport entre la classe opprimée et l'organisation révolutionnaire définie par un programme (c'est-à-dire le parti au sens pur du terme). Mais nous ne pouvons nous contenter de dire : «la classe avant le parti». Il nous faut développer, expliquer comment la minorité agissante, l'avant-garde révolutionnaire est nécessaire sans pour cela devenir un état-major, une dictature sur les masses. En d'autres termes, il nous faut montrer que la conception anarchiste de la minorité agissante n'a rien d'aristocratique, d'oligarchique, de hiérarchique.
I. -- Nécessité de l'avant-garde
Il existe une conception pour laquelle l'initiative spontanée des masses suffit à toute possibilité révolutionnaire.
Il est vrai que l'histoire nous montre un certain nombre de faits que nous pouvons considérer comme des mouvements de masse spontanés, et ces faits, sont précieux parce qu'ils montrent les capacités et les ressources des masses. Mais cela ne conduit en rien à accepter une conception générale, fataliste, de la spontanéité. Un tel mythe conduit à une démagogie populiste, à l'apologie d'un rebellisme sans principes, éventuellement réactionnaire, à l'attentisme et à la capitulation.
À l'opposé, nous trouvons une conception purement volontariste donnant l'initiative révolutionnaire à la seule organisation de l'avant-garde. Une telle conception conduit à une évaluation pessimiste du rôle des masses, au mépris aristocratique de leur capacité politique, à une conduite abstraite de l'action révolutionnaire et par conséquent à sa défaite. Cette conception contient en germe la contre-révolution bureaucratique et étatique.
Voisine de la conception spontanéiste, nous observons une théorie selon laquelle les organisations de masse, les syndicats par exemple, non seulement se suffisent à elles-mêmes, mais suffisent à tout. Cette conception qui se dit absolument antipolitique est en fait une conception économiste. Elle s'est exprimée souvent sous la forme du «syndicalisme pur». Mais nous faisons remarquer que si la théorie veut tenir, il faut que ses partisanNEs s'abstiennent de formuler tout programme, toute finalité, sous peine de former si peu que ce soit une organisation idéologique, ou de constituer un état-major préconisant une orientation donnée. Donc, cette théorie n'est cohérente qu'à condition de se limiter à une conception socialement neutre des problèmes sociaux, à un empirisme.
Également éloignés du spontanéisme, de l'empirisme et du volontarisme, nous fondons la nécessité de l'organisation anarchiste révolutionnaire spécifique conçue comme l'avant-garde consciente et active des masses populaires.
II -- Nature du rôle de l'avant-garde révolutionnaire
Incontestablement, l'avant-garde révolutionnaire exerce un rôle orienteur dirigeant par rapport aux masses. Les polémiques nous semblent vaines à ce sujet, car quelle autre utilité pourrait avoir une organisation révolutionnaire? Son existence même atteste ce caractère dirigeant orientateur. La véritable question, c'est de savoir comment est conçu ce rôle, quel sens nous donnons au mot «dirigeant».
L'organisation révolutionnaire tend à se créer du fait même que les travailleurs et les travailleuses les plus conscientEs ressentent sa nécessité devant le développement inégal, la cohésion insuffisante des masses. Ce qu'il faut préciser, c'est que l'organisation révolutionnaire ne doit pas constituer un pouvoir sur la masse, son rôle de guide doit se concevoir comme consistant à formuler, à exprimer une orientation idéologique, organisative et tactique, orientation précisée, élaborée, adaptée, sur la base des aspirations et des expériences des masses. Ainsi, les directives de l'organisation ne sont pas des impératifs externes mais l'expression réfléchie des aspirations générales populaires. La fonction directive de l'organisation révolutionnaire, en l'absence de toute possibilité coercitive, ne peut se manifester qu'en s'efforçant de faire triompher son idéologie, en obtenant que les couches populaires s'imprègnent profondément de ses principes théoriques et de ses directives tactiques. C'est une lutte par les idées et par l'exemple. Et si on n'oublie pas que le programme de l'organisation révolutionnaire, la voie et les moyens qu'elle indique sont le reflet des aspirations et de l'expérience des masses, que l'avant-garde organisée est au fond le miroir de la classe exploitée, on comprend que la «direction» n'est pas la «dictature», mais une orientation coordonnée, qu'elle s'oppose au contraire aux manipulations bureaucratiques des masses, au caporalisme, au grégarisme, qu'elle doit se donner pour tâche le développement de la responsabilité politique directe des masses, qu'elle vise à développer la capacité d'auto-organisation des masses. Cette conception de la «direction» est donc à la fois naturelle et éducatrice. De même les militantEs mieux préparéEs, plus forméEs, à l'intérieur de l'organisation exercent vis-à-vis des autres militantEs un rôle de guide, d'éducation, afin que tous et toutes deviennent des militantEs solidement informéEs et toujours en éveil tant sur le plan théorique que pratique, afin que tous et toutes deviennent à leur tour des animateurs et des animatrices.
La minorité organisée est l'avant-garde d'une armée plus nombreuse tirant sa raison d'être de l'existence de cette armée : les masses. Si la minorité agissante, l'avant-garde, se détache de la masse, elle ne peut plus exercer sa fonction, elle devient un clan ou une classe.
La minorité révolutionnaire ne peut être, en dernière analyse, que la servante des opprimés. Elle a d'énormes responsabilités mais aucun privilège.
Un autre aspect de la nature de la minorité révolutionnaire est sa permanence: il y a les périodes où la minorité incarne et exprime une majorité qui tend à se reconnaître dans la minorité agissante, mais il y a des périodes de recul au cours desquelles la minorité révolutionnaire n'est plus qu'un îlot dans la tempête. Elle doit alors se maintenir pour pouvoir retrouver rapidement l'audience des masses dès que les circonstances redeviennent favorables. Même isolée et coupée de ses bases populaires, elle agit suivant les constantes aspirations populaires, maintenant son programme contre vents et marées. Elle peut même être amenée à certains actes isolés destinés à réveiller les masses (attentats, insurrections). La difficulté est alors d'éviter de se couper de la réalité, de se transformer en secte, d'agir sans être comprise, poussée ou suivie par les masses populaires. Pour éviter cette dégénérescence, il lui faut garder le contact avec les événements, avec le milieu des exploitéEs, être attentive aux moindres réactions, aux moindres révoltes ou réalisations, étudier minutieusement la société du moment, ses contradictions, ses faiblesses, ses possibilités d'évolution. Ainsi, la minorité en participant à toutes les formes de résistance et d'action (qui peuvent aller, suivant les conditions, de la revendication au sabotage de la résistance sourde à la révolte) garde la possibilité d'orienter et de développer les moindres mouvements. En s'efforçant de maintenir ou d'acquérir une vision générale, panoramique, des faits sociaux et de leur évolution en adaptant ses tactiques aux conditions du moment, en étant présente, la minorité reste fidèle à sa mission, elle évite de se traîner en queue des événements, de devenir un simple appareil extérieur et étranger au prolétariat, et d'être dépassée par lui. Elle évite de prendre des calculs et des schémas purement abstraits pour les aspirations véritables du prolétariat. Elle maintient son programme mais en le remaniant et en en corrigeant les erreurs d'après les faits.
Quelles que soient les circonstances, la minorité ne doit jamais oublier que son but suprême est de disparaître en s'identifiant avec les masses lorsqu'elles en arriveront au plus haut degré de conscience, au cours de la réalisations révolutionnaire.
III. -- Sous quelles formes ce rôle de l'avant-garde révolutionnaire peut-il s'exercer?
Pratiquement, l'influence de l'organisation révolutionnaire peut s'exercer dans les masses de deux façons: il y a le travail dans des organismes de masse constitués et le travail de propagande directe. Ce second type d'activité s'exerce par la presse, les campagnes d'agitation et de revendication, les débats culturels, les gestes de solidarité, les manifestations commémoratives, les conférences, les meetings, et ce travail direct qui peut parfois s'accomplir au cours d'activités organisées par autrui, est indispensable pour s'affirmer et pour toucher certains secteurs de l'opinion publique, innaccessibles autrement. Il est de première importance sur le lieu du travail comme sur le lieu d'habitation. Mais ce travail ne pose pas de problème à propos de savoir comment la «direction» peut éviter d'être «dictature».
Il en est autrement pour l'activité à l'intérieur d'organismes de masses constitués. D'abord, que peuvent être ces organismes?
Ces organismes sont généralement de nature économique, fondés sur la solidarité sociale de leurs membres, mais leurs fonctions peuvent être multiples: défense (résistance, assistance mutuelle), éducation (entraînement à l'auto-gouvernement), offensive (revendications sur le plan tactique, expropriation sur le plan stratégique), gestionnaire. Ces organismes, syndicats, comités de lutte ouvrière ou autres, même lorsqu'ils n'assument qu'une de ces fonctions possibles, présentent un intérêt direct pour le travail dans les masses.
Et à côté des organismes économiques, il existe une foule d'organismes populaires à travers lesquels l'organisation spécifique peut réaliser le contact avec les masses. Ce sont, par exemple, les organisations culturelles, de loisirs, d'assistance, dans lesquelles l'organisation spécifique peut trouver des énergies, des suggestions et des expériences, peut étendre son influence en y apportant son orientation, en y luttant contre les buts d'hégémonie et de contrôle de l'État et des politicienNEs, pour la défense des caractères propres de ces organisations en en faisant des centres d'auto-gouvernement et de mobilisation révolutionnaire, des germes de la société nouvelles (des éléments de la société de demain existant déjà dans la société d'aujourd'hui).
Dans toutes ces organisations de masses, économiques et sociales, l'influence doit s'exercer et se renforcer non par un système de décision externes mais par la présence active et coordonnée des militantEs anarchistes révolutionnaires dans ces organismes et dans les postes de responsabilité auxquels ils et elles sont normalement appelés selon leurs capacités et leur attitude. Il faut préciser toutefois que les militantEs ne doivent pas se laisser enfermer dans des fonctions purement administratives absorbantes et qui ne leur laisseraient plus ni le temps ni l'occasion d'exercer une influence réelle. Les adversaires politiques tentent en effet souvent de faire ainsi «prisonnierEs» les militantEs révolutionnaires.
Ce travail de «noyautage», comme dirait certains, doit tendre à transformer l'organisation spécifique, de minorité en majorité --au moins au point de vue de l'influence.
Il doit tendre aussi à éviter tout monopolisme qui finirait par faire absorber toutes les tâches --même celles de l'organisation spécifique-- par l'organisation de masse, ou au contraire à attribuer aux seulEs membres de l'organisation spécifique, d'une manière exclusive, la direction des organismes de masse, en écartant toutes autres opinions. À ce propos, il faut préciser que l'organisation spécifique doit promouvoir et défendre dans les organisations de masse, non seulement une structure et un fonctionnement démocratiques et fédéralistes, mais aussi une structure «ouverte», c'est-à-dire qui facilite l'accès de ces organisations à tous les éléments encore inorganisés, afin que ces organisations acquièrent de nouvelles forces sociales, étendent leur caractère représentatif et soient plus aptes à donner à l'organisation spécifique un contact maximum avec la masse.
Principes internes de l'organisation révolutionnaire ou parti
Ce que nous avons dit du programme, du rôle et des formes d'activité de l'avant-garde signifie clairement que cette avant-garde doit être organisée. Comment?
I. -- Unité idéologique
On conçoit que pour agir il faille un ensemble d'idées cohérentes. Les contradictions, les hésitations empêchent toute pénétration. D'autre part la «synthèse» ou plutôt l'agglomération d'idées disparates, n'ayant que des points communs sans importance réelle, ne peut produire que la confusion et ne peut empêcher que très vite les divergences, qui sont essentielles, l'emportent.
En dehors des raisons que nous avons trouvées dans l'analyse du problème du programme, en dehors des raisons idéologiques profondes sur la nature de ce programme, il existe donc des raisons pratiques qui commandent l'unité idéologique comme base d'une organisation véritable.
L'expression de cette idéologie commune et unique peut être le fruit d'une sythèse mais alors seulement dans le sens de la recherche d'une expression unique d'idées profondément voisines, dont l'essentiel est commun.
L'unité idéologique est constituée par le programme tel que nous l'avons envisagé précédemment, et que nous le définirons plus loin, programme communiste libertaire exprimant les aspirations générales des masses exploitées.
Précisons encore que l'organisation spécifique n'est pas la réunion, l'entente de forme contractuelle entre individus apportant des convictions idéologiques particulières et artificielles. Elle naît et se développe d'une façon organique, naturelle, parce qu'elle correspond à un besoin réel et sur un certain nombre de données programmatiques, non pas créées de toute pièce, mais reflétant, répétons-le encore, les aspirations profondes des exploitéEs. L'organisation a donc une base de classe, bien qu'elle admette les éléments issus des classes privilégiées et en quelque sorte rejetés par elles.
II. -- Unité de tactique, méthode collective d'action
Sur la base du programme, l'organisation détermine une orientation tactique commune. C'est ce qui permet de tirer tous les avantages de l'organisation: continuité et constance dans le travail, compensation des faiblesses des unEs par les capacités et les forces des autres, concentration des efforts, économie de forces, possibilité de répondre à tout moment aux nécessités, aux occasions, avec le maximum d'efficacité. L'unité de tactique évite l'éparpillement, débarrasse le mouvement de l'effet néfaste de plusieurs tactiques s'opposant les unes aux autres.
C'est à ce sujet que se pose le problème de la détermination de la tactique. Pour ce qui concerne l'idéologie, le programme fondamental, les principes si l'on veut, il n'y a pas de problème: ils sont reconnus par l'unanimité de l'organisation. S'il y a divergence sur l'essentiel, il y a scission. Et le nouveau venu dans l'organisation admet ces principes de base, qui ne peuvent être modifiés que par un accord unanime ou au prix d'une séparation.
Il en va tout autrement pour les questions de tactique. L'unanimité peut être recherché, mais seulement jusqu'au point où, pour se réaliser, elle reviendrait à mettre tout le monde d'accord en ne décidant rien : les accords mi-figue, mi-raisin ne laissent subsister d'une organisation qu'une carcasse vide, sans substance (et sans utilité puisque l'organisation a justement pour but de coordonner les forces vers un même but). Il faut admettre que lorsque tous les arguments ont été donnés pour les différentes propositions en présence, lorsque la discussion ne peut plus être utilement prolongée, lorsque les opinions voisines et fondamentalement identiques ont fusionné, et qu'il reste une opposition irréductible entre les tactiques proposées, l'organisation doit trouver une issue. Et il n'en existe que quatre possibles:
a) Ne rien décider, donc refuser d'agir, et alors l'organisation perd tout motif d'exister;
b) Accepter des tactiques différentes, laisser chacun sur ses positions. L'organisation peut l'admettre dans certains cas limités, sur des points n'ayant pas une importance capitale;
c) Consulter l'organisation par un vote qui permet de dégager une majorité, la minorité ayant accepté de sacrifier son point de vue dans l'action publique, se réservant le droit de continuer à le développer à l'intérieur de l'organisation, estimant que s'il répond davantage à la réalité que le point de vue majoritaire, il finira par triompher à l'épreuve des faits.
On a invoqué parfois le manque d'objectivité de ce procédé, le nombre ne signifiant pas forcément la vérité, mais il est le seul possible. Il ne manifeste aucune tendance coercitive puisqu'il n'est applicable que parce que les membres de l'organisation l'acceptent comme règle et que la minorité l'accepte comme une nécessité, permettant de faire l'expérience des propositions tactiques acceptées.
d) Lorsque toute entente s'avère impossible, entre majorité et minorité sur un point capital qui exige une prise de position pour l'organisation, alors la scission se produit, d'une façon naturelle, inévitable.
Dans tous les cas, c'est une unité de tactique qui cherche à se réaliser, et d'ailleurs, en dehors de cette recherche, les congrès ne seraient que des confrontations sans résultats et sans utilité pratique. C'est pourquoi la première issue possible (a), c'est-à-dire ne rien décider est à rejeter dans tous les cas, et la seconde (b), c'est-à-dire l'admission de plusieurs tactiques ne peut être que tout à fait exceptionnelle.
Bien entendu, ce sont seulement les assises où l'organisation est représentée toute entière qui peuvent délibérer sur la ligne tactique à établir (conférence, congrès, etc...).
III. -- Action collective et discipline
Une fois cette tactique générale (ou orientation) décidée, se pose le problème de l'application. Il va de soi que si l'organisation s'est définie une ligne d'action collective, c'est afin que les activités militantes de tout membre ou de tout groupement de l'organisation soient conformes à cette ligne. Dans le cas où se sont dégagées une majorité et une minorité mais que les deux parties ont accepté de continuer le travail en commun, personne ne peut se trouver brimé puisque chacun et chacune a d'avance souscrit à cette forme d'activité et a participé à l'élaboration de la ligne. Cette discipline librement acceptée n'a rien de commun avec le caporalisme pour imposer un point de vue non accepté par toute l'organisation : il y a simplement le respect des engagements librement pris aussi bien pour la minorité que pour la majorité.
Bien entendu, les militantEs et les différents échelons de l'organisation peuvent prendre des initiatives mais seulement dans la mesure où elles n'entrent pas en contradiction avec les accords pris et les mesures prises par les organismes réguliers, c'est-à-dire si ces initiatives sont en fait des applications des décisions collectives mais dans les activités de détail, lorsqu'elles engagent l'organisation tout entière, chaque membre doit consulter l'organisation par ses organes représentatifs et de liaison. Donc, activité collective et non pas activité décidé personnellement par des militantEs séparéEs.
Ainsi, chaque membre participe à l'activité de toute l'organisation comme l'organisation est responsable de l'activité révolutionnaire et politique de chacunE de ses membres, puisque ceux et celles-ci n'agissent pas sur le plan politique sans consulter l'organisation.
IV -- Fédéralisme ou démocratie interne
À l'encontre du centralisme qui est la soumission aveugle de masses à un centre, le fédéralisme permet à la fois les centralisations nécessaires et la libre détermination de chaque membre et son contrôle sur l'ensemble. Il n'engage les participantEs que sur ce qui leur est commun.
Le fédéralisme lorsqu'il réunit des groupements basés sur l'intérêt matériel repose sur un pacte et la base d'unité peut parfois être faible. C'est la cas dans certains secteurs de l'action syndicale. Mais dans l'organisation anarchiste révolutionnaire, il s'agit d'un programme représentant les aspirations générales des masses, la base de réunion (les principes, le programme), est plus importante que les différenciations et l'unité est très forte : plutôt que de pacte ou de contrat, il faudrait parler d'unité fonctionnelle, organique, naturelle.
Le fédéralisme ne doit donc pas être entendu comme le droit de manifester ses fantaisies personnelles sans tenir compte des obligations contractées envers l'organisation.
Il signifie l'entente conclue entre les membres et les groupes en vue d'un travail commun, vers un but commun, mais entente libre, adhésion réfléchie.
Une telle entente sous-entend d'une part que les participantEs remplissent de la façon la plus complète les devoirs acceptés et se conforment aux décisions prises en commun; elle sous-entend d'autre part que les organes de coordination et d'exécution, sont désignés et contrôlés par toute l'organisation dans ses assemblées et congrès, leurs obligations et attributions étant fixées avec précision.
*
C'est donc sur les bases suivantes que peut exister une organisation anarchiste efficace :
    Unité idéologique; Unité de tactique; Action collective et discipline; Fédéralisme.
Le programme communiste libertaire
I. -- Les aspects de la domination bourgeoise: le capitalisme et l'État
Il est nécessaire, avant d'indiquer les buts et les solutions du communisme libertaire d'examiner, dans les grandes lignes, devant quel adversaire nous nous trouvons.
Dans ce qu'il nous est permis de connaître de l'histoire de l'humanité, nous observons dès que les sociétés humaines ont été divisées en catégories (en particulier du fait de la division du travail social), des antagonismes entre les classes sociales, et, depuis les revendications et les révoltes les plus reculées, comme une chaîne de luttes menées pour une vie meilleure et une société plus juste.
L'analyse anarchiste considère que la société de notre temps, de même que toutes celles qui l'ont précédée, n'est pas une : elle est divisée en deux camps très différents, tant par rapport à leur situation qu'au point de vue de leurs fonctions sociales: le prolétariat (dans le sens large du mot) et la bourgeoisie.
Cette situation s'accompagne d'un fait : la lutte des classes, dont le caractère peut varier, tantôt complexe, insensible, tantôt ouvert, rapide, clairement observable.
Cette lutte est très souvent masquée par des oppositions d'intérêts secondaires, des conflits entre des groupes de la même classe, des faits historiques complexes et, au moins en apparence, sans rapports directs avec l'existence des classes et de leur antagonisme, mais quant au fond, cette lutte est toujours dirigée vers la transformation de la société actuelle, en une société qui répondrait aux besoins, aux nécessités et à la conception de justice des oppriméEs, et par cela même, en une société sans classes, libérant l'humanité tout entière.
La structure d'une société quelconque exprime toujours dans son droit, sa morale, sa culture, la situation respective des catégories sociales dont les unes sont exploitées, asservies, et les autres détentrices de la propriété et de l'autorité. Dans la société moderne, économie, droit, morale, culture, reposent sur l'existence des privilèges, des monopoles d'une classe et de la violence organisée par cette classe pour maintenir sa suprématie.
Le capitalisme
Très souvent, le système capitaliste est considéré comme la seule forme des sociétés d'exploitation. Or, le capitalisme est une forme économique et sociale relativement récente et les sociétés humaines ont connu bien d'autres formes d'assujettissement et d'exploitation, depuis les clans, les empires barbares, les cités antiques, la féodalité, les cités de la Renaissance, etc...
L'analyse de la naissance, du développement, de l'évolution du capitalisme a été l'oeuvre de l'ensemble des théoricienNEs socialistes du début du XIXe siècle (Marx et Engels n'ayant fait que les systématiser), mais cette analyse rend mal compte du phénomène général de l'oppression d'une classe par une autre et de son origine.
Il est inutile de se livrer à cette discussion verbale de savoir si l'autorité a précédé la propriété ou inversement. L'état actuel de la sociologie ne permet pas de trancher absolument, mais il paraît évident que pouvoirs économique, politique, religieux, moral, etc.... ont été dès l'origine intimement liés. De toute façon, on ne peut limiter le rôle du pouvoir politique au seul rôle d'instrument des puissances économiques. Ainsi l'analyse du phénomène «capitalisme» n'a pas été accompagnée d'une analyse suffisante du phénomème «État», parce qu'on se fixait sur une portion très limitée de l'histoire et seuls les théoricienNEs anarchistes, surtout Bakounine et Kroptkine, se sont efforcéEs de donner toute sont importance à ce phénomène que trop souvent on limitait à l'état de la période de la montée du capitalisme.
Aujourd'hui, l'évolution du capitalisme, passant du capitalisme classique au capitalisme de monopoles puis au capitalisme dirigé et au capitalisme d'État, engendre de nouvelles formes sociales dont les analyses sommaires de l'État ne peuvent plus rendre compte.
Qu'est-ce que le capitalisme?
a) C'est une société de classes antagonistes où la classe exploiteuse détient et contrôle les moyens de production.
b) Dans la société capitaliste, tous les biens, et y compris la force de travail des salariéEs, sont des marchandises.
c) La loi suprême du capitalisme, le motif de la production des biens est non pas les besoins des êtres humains, mais l'augmentation du profit, c'est-à-dire le surplus produit par les travailleurs et les travailleuses, en plus de ce qui leur est strictement nécessaire pour vivre. Ce surplus est appelé plus-value.
d) L'augmentation de la productivité du travail n'est pas suivie par la valorisation du capital qui est limitée (sous-consommation). Cette contradiction qui s'exprime par la «baisse tendencielle du taux de profit» crée des crises périodiques, qui conduisent les détenteurs du capital à toutes sortes de procédés : restriction de la production, destruction des produits, chômage, guerres, etc....
Le capitalisme a connu une évolution :
1) Période pré-capitaliste : Dès la fin du moyen âge, l'économie féodale voit se développer en son sein la bourgeoisie marchande et bancaire.
2) Capitalisme classique ou libéraliste ou privé : avec individualisme des détenteurs du capital, concurrence, et expansion (après l'accumulation primitive du capital, par la dépossession, le pillage, la ruine des populations paysannes, etc... le capitalisme qui s'est établi en Europe occidentale a le monde à conquérir, des sources formidables de richesses et des marchés qui paraissent immenses).
Les révolutions bourgeoises, en éliminant les entraves féodales, aident le développement du système nouveau.
C'est l'industrialisation, le progrès technique qui ont été à l'origine de l'existence de la forme capitaliste de la production, et du passage de la bourgeoisie commerçante des XVe et XVIIe siècles à la bourgeoisie capitaliste industrielle. Ils continuent à se développer.
Pendant cette période, les crises sont peu nombreuses, peu graves, l'État joue un rôle d'arrière-plan car la concurrence élimine les faibles, c'est le libre jeu du système. C'est la période de la vapeur, du charbon, sur le plan technique, de la propriété privé, du patron individuel, de la concurrence et du libre-échange sur le plan économique, du parlementarisme sur le plan politique, de l'exploitation totale et de la misère la plus effroyable des salariéEs sur le plan social.
3) Capitalisme de monopoles, d'ententes ou impérialisme : la productivité augmente, mais les marchés se restreignent ou n'augmentent pas dans la même proportion. Baisse du taux de profit du capital suraccumulé.
Les ententes (trusts, cartels, etc.) remplacent la concurrence, les sociétés anonymes remplacent le patron individuel, le protectionnisme intervient, l'exportation des capitaux vient s'ajouter à celle des marchandises, le crédit financier joue un grand rôle, la fusion du capital bancaire et du capital industriel forme le capital financier qui domestique l'État et fait appel à son intervention.
C'est la période du pétrole, de l'électricité, sur le plan technique; des ententes, du protectionnisme, de la suraccumulation du capital et de la tendance à la baisse du taux de profit, des crises, sur le plan économique; des guerres, de l'impérialisme, du développement de l'État sur le plan politique. La guerre est une nécessité pour surmonter les crises, les destructions dégagent les marchés. Sur le plan social : misère ouvrière, mais les lois sociales limitent certains aspects de l'exploitation.
4) Capitalisme d'État : tout ce qui caractérise la période précédente s'accentue. Les guerres ne suffisent plus pour surmonter les crises. Il faut une économie de guerre permanente qui investit d'énormes capitaux dans les industries de guerre, sans rien ajouter au marché encombré des marchandises; un profit appréciable est procuré par les commandes de l'État.
Cette période se caractérise par la main-mise de l'État sur les plus importantes branches économiques, sur le marché du travail.
L'État devient capitalisme, client, fournisseur et surveillant des travaux et de la main-d'oeuvre, et par conséquent s'assure de plus en plus le contrôle de l'orientation, de la culture, etc....
Le fonctionnarisme de développe, la discipline et la réglementation s'imposent dans le travail et justifient une planification toujours plus stricte.
L'exploitation et le salariat sont maintenus comme les autres caractères essentiels du capitalisme, mais sous l'apparence de formes socialisantes (statuts, sécurité sociale, retraites, etc....) qui marquent l'assujettissement de plus en plus grand des prolétaires.
Les formes du capitalisme d'État sont variées : national-socialisme allemand, national-socialisme stalinien, dirigisme de plus en plus étendu des «démocraties» mais présentant une forme atténuée (due à une réserve de plus-value, marché encore étendu des colonies). Politiquement comme économiquement, cette période tend à prendre une forme totalitaire.
L'étatisme se manifeste donc par des formes à la fois politiques, économiques, culturelles : financement d'État, économie de guerre, grands travaux, service du travail, camps de concentration, transfert de population, idéologies justificatrices de l'ordre de choses totalitaires (idéologies variées : une contre-façon de l'idéologie marxiste-léniniste en U.R.S.S., la race pour le national-socialisme d'Hitler, la Rome antique pour le fascisme de Mussolini, etc.).
L'État
Si le capitalisme, malgré ses transformations, ou ses adaptations, conserve des caractères permanents : plus-value, crises, compétitions, etc..., l'État ne peut plus être considéré seulement comme l'organisation publique de répression aux mains de la classe dominante, l'agent d'affaires de la bourgeoisie, le gendarme du capitalisme.
Un examen des formes d'État antérieures à la période montante du capitalisme, et des formes d'État actuelles, nous conduit à considérer que l'État a une autre valeur que celle d'un instrument.
L'État médiéval, l'État des royautés absolues d'Europe, l'État pharaonique, etc.... ont été des réalités par eux-mêmes, si l'on peut dire, ils ont réalisés l'État-Classe dominante.
Et l'État de l'époque impérialiste du capitalisme, l'État actuel, tend, de «superstructure» à devenir lui-même «structure».
Pour les idéologues de la bourgeoisie, l'État est l'organe régulateur de la société moderne. C'est vrai, mais il l'est sur la base d'un ordre qui est l'assujetissement de la majorité à une minorité. Il est donc la violence organisée de la bourgeoisie envers les travailleurs et les travailleuses, il est l'appareil de la classe dominante. Mais à côté de ce caractère instrumental, il tend à acquérir un caractère fonctionnel, devenant lui-même la classe dominante organisée. Il tend à surmonter les antinomies entre les groupes dirigeants en politique et en économie, il tend à fondre en un bloc unique les forces qui détiennent la puissance économique et le pouvoir politique, les différents secteurs de la bourgeoisie, soit pour accroître son poids répressif à l'intérieur, soit pour augmenter sa pression expansive à l'extérieur. Il va vers l'unité du politique et de l'économique, étendant son hégémonie sur toutes les activités, intégrant les syndicats ouvriers, etc.... transformant les salariéEs proprement ditEs en serf moderne complètement assujetti mais avec un minimum de garanties (indemnités, sécurité sociale, etc.). Il n'est plus un instrument, mais une puissance en soit.
À ce stade, en cours de réalisation dans tous les pays, même aux U.S.A., tenté par le nazisme et presque parfaitement atteint en U.R.S.S., on peut même se demander s'il convient encore de parler de «capitalisme» ou si ce degré de développement du stade impérialiste du capitalisme, ne doit pas être considéré comme une nouvelle forme de société d'exploitation qui est déjà autre chose que le capitalisme. La différence ne serait alors plus quantitative, mais qualitative: il ne s'agirait plus d'un degré d'évolution du capitalisme mais de quelque chose d'autre, de réellement nouveau et différent. Mais cette question est surtout une question d'appréciation, de terminologie, qui peut paraître prématurée et sans portée réelle actuellement.
Il nous suffit d'exprimer ainsi la forme d'exploitation et d'asservissement vers laquelle tend la société bourgeoise : l'État comme appareil de classe, et comme organisation même de la classe, à la fois instrumental et fonctionnel, superstructure et structure, tend à unifier les pouvoirs, toutes les formes de domination de la bourgeoisie sur le prolétariat.
II -- Les caractères du communisme libertaire
Nous avons tenté de résumer aussi clairement que possible les aspects de la société bourgeoise que la révolution a pour but de liquider en donnant naissance à une nouvelle société : la société communiste anarchiste. Avant d'examiner de quelle façon peut être envisagé le fait révolutionnaire, il est nécessaire de préciser les caractères essentiels de la société communiste libertaire.
Communisme : de la phase inférieure à la phase supérieure ou communisme parfait
On ne pourra jamais mieux faire pour définir la société communiste que de répéter la vieille formule : «De chacunE selon ses moyens, à chacunE selon ses besoins.» D'abord elle affirme la subordination totale de l'économie aux besoins du développement humain dans l'abondance des biens, la diminution du travail social et la réduction de la part de chacunE dans ce travail à ses forces, à ses capacités réelles. La formule exprime donc la possibilité de développement total de l'être humain.
Ensuite, cette formule suppose la disparition des classes, la possession et l'exploitation collective des moyens de production car seule cette exploitation par la communauté peut permettre une répartition selon les besoins.
Mais le communisme parfait de la formule «à chacunE selon ses besoins», présuppose non seulement la propriété collective (gérée par les conseils de travailleurs et de travailleuses, ou les «syndicats» ou les «communes»), mais également un développement poussé de la production, c'est-à-dire l'abondance. Or, il est certain que lorsque le fait révolutionnaire se produit, les conditions ne permettent pas ce stade supérieur du communisme, et la situation de pénurie signifie la persistance de l'économique sur l'humain, donc une certaine limitation et alors l'application du communisme n'est plus celle du principe «à chacunE selon ses besoins», mais seulement l'égalité du revenu ou l'égalité des conditions, ce qui revient à un rationnement égalitaire ou encore à une répartition par l'intermédiaire de signes monétaires à validité limitée et ayant pour seule rôle de répartir les produits qui ne sont ni assez rares pour être strictement rationnés, ni assez abondants pour être «pris au tas»; ce système monétaire permettant aux consommateurs et aux consommatrices de décider eux ou elles-même de la manière de dépenser son revenu. On a pu même envisager de s'en tenir à la formule «à chacunE selon son travail», en tenant compte du retard dans la psychologie de certaines catégories attachées aux notions de hiérarchie; en considérant la nécessité de procéder par différentiation de taux de salaires ou en donnant des avantages comme la réduction du temps de travail pour maintenir et développer la production de certaines activités «inférieures» ou peu attrayantes, ou pour obtenir le maximum d'effort productif ou encore pour obtenir des déplacements de main-d'oeuvre. Mais l'importance de ces différenciations serait minime et la société communiste, même dans sa phase inférieure (que certains appellent «socialisme») tend vers une égalisation aussi grande que possible, une équivalence de condition.
Communisme libertaire
Une société où la propriété collective et le principe égalitaire sont réalisés ne peut pas être une société où persiste l'exploitation économique, où existe un nouveau régime de classes. Elle en est justement la négation.
Et cela est vrai même pour la phase inférieure du communisme qui, si elle manifeste une certaine contrainte de l'économie, ne justifie nullement la persistance de l'exploitation. Sinon, la révolution partant presque toujours d'une situation de pénurie, serait automatiquement annulée. La révolution communiste libertaire ne réalise pas, au départ, une société parfaite, ou hautement développée, mais elle détruit les bases de l'exploitation, de la domination. C'est en ce sens que Voline parlait de «révolution immédiate mais progressive».
Mais il est un autre problème : celui de l'État, celui du type d'organisation politique, économie et sociale. Certes, les écoles marxiste et léniniste, elles-mêmes, voient la disparition de l'État dans la phase supérieure du communisme, mais considèrent l'État comme une nécessité au cours de sa phase inférieure.
Cet État dit «ouvrier» ou «prolétarien» est considéré comme la contrainte organisée, rendue nécessaire par l'insuffisance du développement économique, le manque de développement des capacités humaines, et --au moins pour une première période-- la lutte contre les résidus des ex-classes dominantes vaincues par la révolution ou plus exactement la défense du territoire révolutionnaire à l'intérieur et à l'extérieur.
Quelle peut être selon nous la forme de gestion économique de la société communiste?
Incontestablement la gestion ouvrière, la gestion par l'ensemble des producteurs et des productrices. Or, nous avons vu que, de plus en plus la société d'exploitation réalisait l'unification du pouvoir, que les conditions de l'exploitation étaient de moins en moins la propriété privée, le marché, la concurrence, etc... et qu'ainsi l'exploitation économique, la coercition politique et la mystification idéologique faisaient corps, la base essentielle du pouvoir et la ligne de partage des classes entre exploiteurs et exploitéEs étant la gestion de la production.
Dans ces conditions, l'essentiel de l'acte révolutionnaire, l'abolition de l'exploitation, se réalise par la gestion ouvrière et cette gestion représente le système de remplacement de tous les pouvoirs. C'est l'ensemble des producteurs et des productrices qui gèrent, qui organisent, qui réalisent l'auto-administration, l'auto-gouvernement, la véritable démocratie, la liberté dans l'égalité économique, la suppression des privilèges et des minorités dirigeantes et exploiteuses, qui tienent compte des nécessités économiques, des nécessités de la défense de la révolution. L'administration des choses se substitue au gouvernement des personnes.
L'abolition de l'opposition entre dirigeantEs et exécutantEs dans l'économie, si elles s'accompagnait dans la politique du maintien de cette opposition sous la forme de la dictature d'un parti ou d'une minorité serait sans lendemain ou créerait un conflit entre producteurs et productrices et bureaucrates politiques. La gestion ouvrière doit donc réaliser la suppression de tout pouvoir d'une minorité donc de tout État. Il ne peut plus s'agir de domination, d'hégémonie, d'une classe, mais de gestion et d'administration, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique par les organismes économiques de masse, les communes, le peuple en armes. C'est un pouvoir direct du peuple, ce n'est pas un État. Et si c'est cela que certains appellent la dictature du prolétariat, l'appellation est équivoque (nous y reviendrons) mais n'a plus rien à voir avec la dictature du parti ou d'une bureaucratie. C'est simplement la véritable démocratie révolutionnaire.
Communisme libertaire et humanisme
Ainsi le communisme anarchiste ou communisme libertaire, en réalisant la société du plein épanouissement de l'être humain, de la personne humaine, de l'humain total si l'on peut dire, ouvre un ère de progression permanente, de transformation graduelle, de transition.
Il crée alors un humanisme de but, lui dont l'idéologie est née au sein de la société de classes, au cours même du développement de la lutte des classes, un humanisme qui n'a rien de commun avec les mystifications sur l'être humain abstrait tel que les libéraux bourgeois cherchent à nous le montrer au sein de leur société de classes.
Et ainsi, la révolution basée sur le puissant levier des masses, du prolétariat, en affranchissant la classe exploitée, affranchit toute l'humanité.
Comme quoi la négation au départ d'un humanisme de pacotille, nous conduit à la lutte pour une société communiste libertaire dont la progression même et le but ne sont pas autre chose, en dernière analyse, que le développement de l'être humain.
III. -- Le fait révolutionnaire: le problème du pouvoir et de l'État
Après avoir examiné dans les grandes lignes les formes sous lesquelles s'exprime la puissance de la classe dominante, et après avoir fixé les traits essentiels du communisme libertaire, il nous reste à préciser comment nous envisageons le passage révolutionnaire. Nous touchons là un point essentiel de l'anarchisme et à ce qui le différencie le plus clairement de tous les autres courants socialistes.
Qu'est-ce que la révolution?
La révolution, c'est-à-dire le passage de la société de classes à la société communiste libertaire sans classes, doit-elle être considérée comme un lent processus de transformation ou comme une insurrection?
Les bases de la société communiste se forment à l'intérieur de la société d'exploitation et les nouvelles conditions techniques, économiques, de rapports de classes, les nouvelles idées, entrant en conflit avec les vieilles institutions, déterminent une crise qui appelle un dénouement brusque et décisif, apportant un changement dès longtemps préparé au sein de la vieille société. La révolution c'est le moment où naît la nouvelle société en brisant les cadres de l'ancienne : capitalisme d'État, idéologies bourgeoises. C'est un passage réel et concret entre deux mondes. La révolution ne peut donc se produire que dans des conditions objectives : crise finale du régime des classes.
Cette conception n'a rien à voir donc, avec la vieille conception romantique de l'insurrection, du changement réalisé «du jour au lendemain» sans préparation. Elle n'a rien à voir non plus avec la conception gradualiste, purement évolutionnaire, des réformistes, ou des partisans de la révolution processus.
Notre conception de la révolution également éloignée de l'insurrectionnalisme et du gradualisme peut donc se caractériser par la notion de l'acte révolutionnaire longuement préparé au sein de la société bourgeoise mais bien déterminé dans le temps, à son début par l'intervention insurrectionnelle du prolétariat contre la bourgeoisie et à son achevement par la prise et la gestion des moyens de production et d'échange par les organisations de masses. Et c'est cet aboutissement de l'acte révolutionnaire qui trace une ligne de démarcation nette entre l'ancienne société et la nouvelle.
La révolution détruit donc le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie. Ceci signifie que la révolution ne se limite pas à la suppression physique des ancienNEs dirigeantEs ou à l'immobilisation de la machine gouvernementale mais qu'elle parvient à la liquidation des institutions juridiques de l'État : les lois et les habitudes étatiques, les procédés et prérogatives hiérarchiques, la tradition et le culte de l'État comme donnée psychologique collective.
La période transitoire
Ceci posé, que peut signifier l'expression tant employée de «période transitoire» si souvent considérée comme liée à la notion de révolution? Si elle est le passage entre la société de classes et la société sans classes, elle se confond avec l'acte révolutionnaire. Si elle est le passage de la phase inférieure du communisme à sa phase supérieure, alors l'expression est inexacte parce que l'époque post-révolutionnaire est tout un lent progrès continu, une transformation sans secousses sociales et la société communiste continuera à évoluer.
Tout ce qu'on peut dire, c'est ce que nous avons déjà précisé à propos du communisme libertaire : l'acte révolutionnaire apporte une transformation immédiate, en ce sens que les bases de la société sont radicalement changées, mais progressive en ce sens que le communisme est un perpétuel développement.
En vérité, pour les partis socialistes et communistes étatistes, la «période transitoire» représente une société rompant avec l'ancien ordre des choses mais conservant des éléments et des survivances du système capitaliste et étatiste. Elle est donc la négation de la véritable révolution, en conservant des éléments du système d'exploitation dont la tendance est de se raffermir et de se développer.
La dictature du prolétariat
La formule «dicture du prolétariat» a été employée dans les sens les plus divers. Rien qu'à ce titre elle mérite d'être condamnée car elle est un germe de confusion. Chez Marx lui-même, elle représente aussi bien la dictature centralisée du parti qui prétend représenter le prolétariat que la conception fédéraliste de la Commune.
Peut-elle signifier l'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière victorieuse ? Non car l'exercice du politique au sens classique de «pouvoir politique» ne peut se faire qu'à travers un groupe limité, exerçant un monopole, une suprématie, se séparant ainsi de la classe, n'en faisant plus partie, et l'opprimant. Et c'est ainsi qu'en voulant se servir d'un appareil d'État, on réduit la dictature du prolétariat à la dictature du parti sur les masses.
Mais si on entend par dictature du prolétariat un exercice collectif et direct du «pouvoir politique» par la classe, on signifie par là que le «pouvoir politique» disparaît puisqu'il a pour caractère distinctifs : la suprématie, l'exclusivité, le monopole. Ce n'est plus l'exercice du pouvoir politique ou sa conquête, c'est sa liquidation !
Si par dictature, on comprend la domination d'une minorité sur la majorité, il n'est pas question de donner le pouvoir au prolétariat, mais à un parti, un groupe politique distinct. Si on comprend par dictature la domination de la majorité sur la minorité (domination du prolétariat victorieur sur les restes de la bourgeoisie défait en tant que classe), alors l'institution de la dictature n'a pas d'autre sens que la nécessité pour la majorité d'organiser efficacement pour sa défense sa propre organisation sociale et d'instituer une vigilance généralisée.
Mais alors l'expression est impropre, imprécise, cause de malentendus.
Si l'on veut entendre par «dictature du prolétariat», la suprématie de la classe ouvrière sur d'autres couches sociales exploitées (petits propriétaires pauvres, artisanNEs, paysanNEs, etc...), l'expression ne rend nullement compte de la réalité car cette réalité n'a rien à voir avec des rapports mécaniques entre gouvernantEs et gouvernéEs qu'implique le concept de dictature.
Parler de «dictature du prolétariat», c'est exprimer un renversement mécanique de situation, entre la bourgeoisie et le prolétariat. Or si la classe bourgeoise tend à conserver par le pouvoir sa nature de classe, à s'identifier dans l'État, à être séparée de la société en général, il n'en est pas de même de la classe subalterne qui tend à se défaire de sa nature de classe, à se fondre dans la société sans classes. Si la domination de classe et l'État représentent la puissance constitué et codifiée d'un groupe qui opprime les groupes subalternes, ils ne se rendent nullement compte de la pression violente exercée directement par le prolétariat.
Les termes «domination», «dictature», «État», sont aussi peu adéquat que l'est l'expression «prise du pouvoir» pour le fait révolutionnaire de la prise des usines par les travailleurs et les travailleuses.
Nous rejetons donc comme impropres et créatrices de confusions les expressions «dictature du prolétariat», «prise de pouvoir politique», «état ouvrier», «état socialiste», «état prolétarien».
Il nous reste à examiner sous quelle forme nous envisageons la résolution des problèmes des luttes posés par la révolution et la défense de cette révolution.
Le pouvoir ouvrier direct
Repoussant la notion d'État qui implique l'existence et la domination d'une classe exploiteuse tendant à se perpétuer, repoussant la notion de dictature qui implique des rapports mécaniques de gouvernantEs à gouvernéEs, nous admettons cependant pour l'action directe révolutionnaire la nécessité d'une coordination. (Il faut s'emparer des moyens de production et d'échanges, des centres d'administration, il faut combattre les forces de la bourgeoisie, défendre la révolution contre les secteurs contre-révolutionnaires, contre les hésitantEs, voire contre des couches sociales exploitées arriérées (certaines catégories de paysanNEs par exemple)).
Il s'agit donc bien de l'exercice d'un pouvoir mais alors c'est la domination de la majorité, du prolétariat en action, du peuple en armes s'organisant efficacement pour l'attaque, la défense, instituant une vigilance généralisée. Les expériences de la Révolution russe, de la Makhnovtchina, de l'Espagne de 1936 sont là pour en témoigner. Et nous ne pouvons mieux faire que de nous en tenir au point de vue de Camillo Berneri, écrivant en pleine Révolution espagnole, en réfutant la conception bolchéviste de l'État :
«Les anarchistes admettent l'usage d'un pouvoir direct par le prolétariat mais ils comprennent l'organe de ce pouvoir comme formé par l'ensemble des systèmes de gestion communiste --organisations corporatives, institutions communales, régionales et nationales-- librement constitués en dehors et à l'encontre de tout monopole politique de parti, et s'efforçant de réduire au minimum la centralisation administrative.»
Nous opposons donc à la notion d'État, où le pouvoir est exercé par un groupe spécialisé, s'isolant des masses, la notion de pouvoir ouvrier direct, où les responsables et déléguéEs éluEs contrôléEs, révocables à tout moment et rétribuéEs au même taux que les travailleurs et les travailleuses, remplacent la bureaucratie spécialisée, hiérarchisée, privilégiée, où les milices, contrôlées par les organismes de gestion (soviets, syndicats, communes, etc...) sans privilèges, pour les technicienNEs militaires, réalisant le peuple en armes, remplacent l'armée séparée du corps social et soumise à l'arbitraire d'un pouvoir d'État ou gouvernement, où les jurys populaires chargés d'arbitrer les conflits nés du respect des contrats et des engagements pris, re mplacent la répression judiciaire de la bourgeoisie.
La défense de la révolution
En ce qui concerne la défense de la révolution, il nous faut préciser que notre conception théorique de la révolution est celle d'un phénomène international détruisant donc toute base de contre-attaque de la bourgeoisie. C'est lorsque l'organisation internationale du capitalisme a épuisé toutes ses possibilités de survie, lorsqu'elle a atteint le point culminant de sa crise, que se trouvent données les conditions optima d'une révolution internationale victorieuse. Le problème de sa défense ne se pose plus alors que sous la forme du problème de la disparition complète de la bourgeoisie. Décapitée de sa puissance économique, amputée de son pouvoir politique, celle-ci n'existe plus comme classe. Mis en déroute, ses éléments sont tenus en respect par les organisations prolétariennes en armes, puis absorbés par une société qui tend vers le plus grand degré d'homogénéité. Et cette tâche doit être assurée directement sans le secours d'un corps bureaucratique spécial.
Le problème de la délinquence peut se rattacher pendant la période révolutionnaire à celui de la défense de la révolution. La disparition du droit bourgeois et des méthodes judiciaires et pénitenciaires de la société de classes ne peut faire oublier qu'il reste des personnes associales (si peu nombreuses soient-elles par rapport au nombre effrayant de prisonnierEs dans la société bourgeoise, produits pour la plupart des conditions de vie : injustice sociale, misère, exploitation) et que se pose le problème des quelques éléments totalement inassimilables de la bourgeoisie. Les organes du pouvoir direct des masses que nous avons définis plus haut, sont dans l'obligation des les empêcher de nuire, de s'assurer d'eux.
On ne peut, sous prétexte de liberté, laisser courir et récidiver une personnes ayant commis un meurtre, présentant un déséquilibre dangeureux ou ayant commis des actes de sabotage. Mais sa mise en sûreté par les services populaires de sécurité n'a rien de commun avec le régime pénitentiaire avilissant de la société de classes. L'individu privé de liberté doit être traité plus médicalement que judiciairement, en attendant qu'il ou elle puisse être rendu, sans danger, à la société.
Mais la révolution ne peut se réaliser fatalement partout au même instant et il peut se produire des cas concrets de révolutions, successifs, mais ils ne concourent à la révolution générale que s'ils se transmettent à l'extérieur, si la contagion révolutionnaire joue, si au moins le prolétariat combat internationalement pour la défense et l'extension de ces faits révolutionnaires limités au départ.
Alors, à côté de la défense interne de la révolution, devient nécessaire la défense externe, mais celle-ci n'est possible que sur la base du peuple en armes organisé dans ses milices et répétons-le, avec l'appui du prolétariat international et les possibilités d'expansion du fait révolutionnaire. La révolution meurt si elle se laisse circonscrire et si sous prétexte de défense, elle tombe dans la restauration de l'État et donc de la société de classes.
Mais la meilleure défense de la société nouvelle réside dans l'affirmation de son caractère révolutionnaire, d'abord parce qu'elle crée rapidement les conditions dans lesquelles aucune tentative de restauration bourgeoise ne trouve de bases solides. La totale affirmation de son caractère socialiste à l'intérieur est la meilleure arme du territoire révolutionnaire, aussi parce qu'elle crée l'énergie et l'enthousiasme à l'intérieur, la contagion et la solidarité à l'extérieur. Ce fut peut-être une des erreurs les plus funestes de la révolution espagnole que de mettre en sourdine ses réalisations pour se consacrer surtout aux tâches militaires de sa défense.
Pouvoir révolutionnaire et liberté
La lutte révolutionnaire et la consolidation de la transformation révolutionnaire posent la question de la liberté des tendances politiques à maintenir ou à restaurer l'exploitation. C'est un des aspects du pouvoir direct des masses, et de la défense de la révolution.
Il ne peut s'agir ici de la liberté proprement dite qui (jusque là existant à l'état d'aspiration) se réalise justement par la révolution : suppression de l'exploitation, de l'aliénation, gestion collective, donc participation active à la vie sociale, donc démocratie réelle pour tous et toutes. Il ne peut s'agir non plus du droit pour tous les courants partisans de la société sans classes (et donc sans État) d'exprimer leurs solutions particulières et leurs divergences. Tout cela va de soi.
Mais il n'est est plus de même lorsqu'il s'agit de courants et d'organisations qui s'opposent, plus ou moins ouvertement à la gestion ouvrière, à l'exercice du pouvoir par les organismes de masses. Et il peut s'agir ici aussi bien, et même plus, de courants bureaucratiques, pseudo-socialistes, que de courants bourgeois en déroute.
Il faut distinguer. D'abord, pendant la période violente de la lutte, il faut écraser violement les formations et tendances qui défendent ou veulent restaurer la société d'exploitation. Et on ne peut permettre à l'ennemi de s'organiser adroitement ou de démoraliser ou d'espionner. Ce serait la négation de la lutte, la démission. Makhno et les libertaires espagnols se sont trouvé devant ces problèmes et ils et elles les ont résolus par la suppression de la propagande de l'ennemi. Mais dans les cas où l'expression des idéologies réactionnaires ne peut pas avoir de conséquences pour l'issue de la révolution, par exemple après la consolidation des réalisations révolutionnaires, ces idéologies peuvent s'exprimer si elles en voient encore l'intérêt ou si elles en ont encore la force. Elles ne sont plus alors qu'un sujet de curiosité et l'attachement des masses à la révolution leur ôte toute nocivité. Si elles ne s'expriment seulement que sur le terrain idéologique, elles ne peuvent être combattues que sur le plan idéologique et non par l'interdiction. La totale liberté d'expression, au sein des masses conscientes, ne peut être qu'un facteur de culture.
Sans doute, la distinction entre une expression réactionnaire idéologique et une activité réactionnaire caractérisée est souvent difficile à établir. Makhno se trouva devant un cas délicat de ce genre à Kharkov à propos de la presse des blancs. La distinction doit donc être examinée spécialement pour chaque cas, sous peine d'évolution vers la bureaucratie ou de renversement par l'ennemi.
Il reste à préciser que le jugement et la décision appartiennent toujours, sur cette question comme sur les autres, aux organismes populaires, au prolétariat en armes.
Et c'est en ce sens que la liberté fondamentale, celle pour laquelle la révolution s'est faite, est maintenue et protégée.
Rôle respectif de l'organisation anarchiste spécifique et des masses
La conception de la révolution que nous venons de développer sous-entend un certain nombre de conditions historiques : crise aiguë de la vieille société, d'une part, et d'autre part présence d'un mouvement de masse conscient et d'une minorité agissante bien organisée et bien orientée.
C'est l'évolution de la société elle-même qui permet le développement de la conscience et des capacités du prolétariat, l'organisation de ses couches les plus avancées, et le progrès de l'organisation révolutionnaire. Mais cette organisation révolutionnaire réagit sur l'ensemble des masses, visant à développer leur capacité d'auto-administration.
Nous avons vu, à propos des rapports entre l'organisation révolutionnaire et les masses, que dans la période prérévolutionnaire, l'organisation spécifique ne peut que proposer des buts et des moyens et ne peut les faire accepter que par la lutte idéologique et l'exemple.
Pendant la période révolutionnaire, il doit en être de même sous peine de dégénérescence bureaucratique, de transformation de l'organisation anarchiste en corps spécialisé, en pouvoir politique distinct des masses, en État.
Sans doute, l'organisation d'avant-garde, politique, la minorité agissante, peut se charger dans le cours de l'acte révolutionnaire de tâches spéciales (de liquidation de forces ennemies, par exemple), mais elle ne peut en règle générale qu'être la conscience du prolétariat. Et elle doit finalement se résorber, se dissoudre dans la société au fur et à mesure que, d'une part son rôle s'achève par la consolidation de la société sans classes et son évolution de la phase inférieure vers la phase supérieure du communisme, que d'autre part les masses dans leur totalité ont acquis tout le degré de conscience nécessaire.
Développement de la capacité d'auto-gouvernement des masses, vigilance révolutionnaire, telles doivent être les tâches de l'organisation spécifique une fois la révolution accomplie. Le sort de la révolution dépend en grande partie de l'attitude de l'organisation spécifique, de sa façon de concevoir son rôle. Car la victoire de la révolution n'est pas fatale : les masses peuvent démissionner, l'organisation de la minorité révolutionnaire peut manquer à sa vigilance, laisser s'établir les bases de la restauration bourgeoise ou de la dictature bureaucratique ou encore se transformer elle-même en pouvoir bureaucratique. Rien ne servirait de se cacher ces danger, ou, pour les éviter, de se refuser à l'action organisée.
C'est très lucidement que nous devons mener le combat, et c'est dans la mesure où nous serons lucides et vigilantEs que l'organisation anarchistes pourra remplir sa tâche historique.
La morale communiste libertaire
La conception anarchiste révolutionnaire en exprimant des objectifs à atteindre et en précisant la nature du rôle de l'organisation de l'avant-garde par rapport aux masses, reflète ainsi un certain nombre de règles de conduite. Il est donc nécessaire de préciser ce que nous entendons par «morale».
Nous combattons les morales
Les morales de toutes les sociétés reflètent dans une certaine mesure les conditions d'existence, le niveau de développement de ces sociétés et par conséquent, s'expriment en règles très sévères, n'admettant aucun écart, dans aucun sens (le dépassement, la volonté de modifier ces règles étant un crime). Ainsi, les morales (qui expriment une certaine nécessité dans le cadre de la vie sociale) tendent à l'immobilité.
Elles n'expriment donc pas simplement une nécessité pratique moyenne, car elles entrent en contradiction avec de nouvelles conditions d'existences qui peuvent se produire. D'ailleurs, elles sont affectées d'un caractère religieux, théologique ou métaphysique, et présentent leurs règles comme l'expression d'un impératif surnaturel, les actions conformes ou non conformes aux règles se targuent d'un caractère mystique : vertu ou péché, et la résignation qui en réalité ne devrait être que la reconnaissance de la limite de l'être humain devant certains faits devient la première des vertus et peut pousser même à la recherche de la souffrance, devenant la vertu par excellence. Le christianisme est, de ce point de vue, une des morales les plus odieuses. La morale donc, ne se codifie pas seulement sous forme de sanctions extérieures, mais est ancrée dans les individus sous forme de «conscience morale», cette conscience morale étant obtenue et maintenue, surtout grâce au caractère religieux imprégnant la morale, et étant elle aussi affectée d'un caractère religieux, surnaturel. Elle devient ainsi bien étrangère à la simple traduction dans la conscience de l'être humain des nécessités de la vie sociale.
Enfin et surtout les morales même lorsqu'elles n'expriment pas ouvertement la division de la société en classes ou castes, sont utilisées par les catégories privilégiées pour justifier et assurer leur domination. Comme le droit et la religion (religion, droit, morale ne sont que des expressions, dans des domaines voisins, d'une même réalité sociale), la morale sanctionne les conditions et relations existantes dans le sens de la domination et de l'exploitation.
Les morales exprimant l'aliénation de l'être humain dans les sociétés d'exploitation, comme l'expriment les idéologies, les codes, les religions, etc... étant caractérisées par l'immobilité, la mystification, la résignation, la justification et le maintien des privilèges de classes, on conçoit que les anarchistes aient porté une grande partie de leurs efforts à dénoncer les vrais caractères des morales.
Avons-nous une morale ?
On fait remarquer souvent que les morales pouvaient évoluer, se modifier, qu'une morale pouvait succéder à une autre, au sein même des sociétés d'exploitation. Il y a eu des nuances, des adaptations ou des variations liées aux conditions d'existence mais elles sauvegardaient les mêmes valeurs essentielles : résignation et respect de la propriété, par exemple. Il n'en reste pas moins vrai que ces adaptations étaient combattues, que les gens en faisant la promotions étaient souvent persécutéEs (Socrate, le Christ) donc que la morale a tendance à l'immobilité.
Il ne semble pas, en tout cas, que les asserviEs aient pu introduire dans les morales des valeurs qui leur soient propres.
Mais ce qui importe, c'est de savoir si les asserviEs --et les révolutionnaires qui expriment leurs aspirations-- peuvent avoir des valeurs, une morale à eux et elles.
Si nous ne voulons pas accepter la morale de la société dans laquelle nous vivons, si nous refusons cette morale à la fois parce qu'elle reconnaît pour le maintenir un état social d'exploitation et de domination et parce qu'elle est imprégnée d'abstractions, d'idéaux métaphysiques, sur quoi pouvons-nous baser notre morale ? Il y a une solution à cette contradiction apparente : c'est que la réflexion, la science sociale nous permettent d'envisager un devenir qui soit la possibilité pour l'être humain d'un total épanouissement, et ce devenir n'est d'ailleurs pas autre chose que les aspirations générales des oppriméEs, exprimées par le vrai socialisme, par le communisme libertaire. C'est donc notre but révolutionnaire qui est notre idéal, notre impératif. C'est bien un idéal, un impératif sur lequel on peut fonder une morale, mais c'est un idéal qui repose sur le réel et non sur une révélation religieuse ou une métaphysique. Cet idéal, c'est un humanisme, mais un humanisme basé sur une transformation révolutionnaire de la société et non un humanisme sentimental ne reposant sur rien et camouflant les réalités de la lutte sociale.
Notre morale
Quelles sont les valeurs morales qui manifestent dans le prolétariat cet idéal ?
Cette morale s'exprime-t-elle par des règles, des préceptes ?
Il est évident qu'il ne peut plus être question d'agir et de juger en fonction des notions de «bien» et de «mal» des morales que nous combattons, pas plus que nous ne pouvons nous laisser entraîner aux futiles discussions de mots, sur la question de savoir si le mobile de l'action doit s'appeler «égoïsme» ou «altruisme».
Mais entre les actes qui sont assurés normalement par le jeu de l'affectivité et des sentiments (l'amour maternel, la sympathie, la sauvegarde d'un semblable en péril, etc...), et les actes qui relèvent des contrats, des pactes écrits ou coutumiers, donc du droit, il y a toute une gamme de relations sociales qui relèvent de conceptions et d'une conscience morales.
Quelle est la garantie du respect sincère des clauses du contrat ? Quelle doit être l'attitude de l'être humain envers ses adversaires ? Quelle arme s'interdit-il d'employer ? Il n'y a qu'une morale qui puisse guider, qui puisse assigner des limites, qui puisse éviter de recourir sans cesse aux contestations et aux jurys.
Nous découvrons, dans la pratique révolutionnaire, dans la vie du prolétariat conscient, des valeurs comme la solidarité, le courage, le sens des responsabilités, la lucidité, le fédéralisme ou démocratie réelle des organisations ouvrières et anarchistes réalisant à la fois la discipline et l'esprit d'initiative, le respect de la démocratie révolutionnaire c'est-à-dire la possibilité pour tous les courants sincèrement attachés à la création de la société communiste, la possibilité de s'exprimer, de critiquer, et ainsi de perfectionner la théorie et la pratique révolutionnaire.
La base révolutionnaire que nous avons fixée comme impératif nous dispense évidemment de toute morale vis-à-vis de l'ennemi, vis-à-vis de la bourgeoisie qui tente de faire peser sur les révolutionnaires, pour sa défense, les interdits de sa morale. Il est bien évident que dans ce domaine, seul le but dicte notre conduite. Cela veut dire que le but étant reconnu, scientifiquement posé, les moyens ne relèvent que de la technique et qu'en conséquence ne peuvent être considérés comme moyens que s'ils sont adaptés à la fin, au but poursuivi. Cela ne veut donc pas dire n'importe quels moyens, et il n'y a pas à «justifier» des moyens. On doit donc repousser l'équivoque formule : «La fin justifie les moyens» et dire plus simplement : «Les moyens n'existent, ne sont choisis, qu'en vue de la fin à laquelle ils sont liés, adaptés, et n'ont pas à être justifiés devant l'adversaire et en fonction de sa morale».
Mais par contre, ces moyens rentrent nécessairement dans le cadre de notre morale, puisqu'ils sont adéquats à l'idéal et que cet idéal, le communisme libertaire, suppose la révolution qui à son tour suppose une prise de conscience des masses éclairées par l'organisation anarchiste. Par exemple, ils impliquent la solidarité, le courage, le sens des responsabilités, etc..., que nous avons cités plus haut comme vertus de notre morale.
Il y a un point sur lequel il faut s'arrêter, un point de notre morale que l'on pourrait rattacher au sens de la solidarité mais qui, en réalité, est la couleur même de toute notre morale : la vérité. Autant il est normal de tromper notre adversaire la bourgeoisie, qui use de toutes les fourberies, autant il est nécessaire de dire la vérité non seulement entre camarades, mais aux masses.
Comment pourrions-nous faire autrement puisqu'il faut avant tout accroître leur conscience, donc leurs connaissances et leurs jugements ? Ceux et celles qui ont voulu procéder autrement n'ont réussi qu'à les avilir et à les décourager, à leur faire perdre tous sens de la vérité, de l'analyse, de la critique.
Le cynisme immoraliste n'a rien de prolétarien ou de révolutionnaire. Il est l'expression des éléments décadents de la bourgeoisie qui constatent le vide de la morale officielle mais sont incapable de trouver un milieu vivant une morale saine.
L'immoraliste est en apparence libre de tous ses mouvements. Mais il ne sait plus où il va et se trompe soi-même après avoir trompé les autres.
Il ne suffit pas d'avoir un but, encore faut-il une boussole.
L'élaboration, au sein de la masse consciente et plus encore au sein du mouvement communiste libertaire, dans l'action même, d'une morale, vient consolider l'édifice de l'idéologie révolutionnaire et apporter une contribution d'importance à la préparation d'une culture nouvelle, niant la culture bourgeoise.
* * *
Saisie de texte: Nicolas Phébus
Merci aux camarades du C.I.R.A. de Lausanne d'avoir eu l'amabilité de m'envoyer, il y a quelques années déjà, une photocopie de ce texte.
Source: Manifeste du communisme libertaire. Problèmes essentiels, Paris, Éditions du Libertaire, 1953, 32 p.
Note: la présente édition diffère de l'original et du fac-similé reproduit par l'UTCL en 1985 : la typographie a été «modernisée» --à l'époque on mettait des majuscules partout!-- et le texte a été féminisé (tantôt selon le principe de la féminisation «complète», comme dans «ceux et celles» ou «les travailleurs et les travailleuses», tantôt selon le principe de la féminisation «active», comme dans «paysanNEs» ou «oppriméEs», tantôt selon le principe de la «neutralisation», comme dans le cas de «homme» qui a presque systématiquement été remplacé par «être humain» ou «lecteur» remplacé par «lectorat», selon ce qui s'y prêtait le mieux et nuisait le moins possible à la lecture).
Trente ans après
(Postface à la réédition de 1985)
Par S. Patrice
En 1974, nous étions quelques jeunes préparant la constitution de l'Union des travailleurs communistes libertaire (UTCL). Que savions-nous alors du MANIFESTE que la Fédération communiste libertaire (FCL) avait publié vingt ans plus tôt ? Rien et c'est dommage. Le Manifeste était épuisé, ignoré, inconnu.
Sans le savoir nous retrouvions pourtant la démarche de nos aînéEs et la lecture nous aurait fait gagner un temps précieux.
Quelle est cette démarche commune, qui permet d'identifier une tendance politique minoritaire mais persistante, celle des «communistes libertaires» ? C'est la recherche d'une orientation nouvelle pour le mouvement ouvrier, fondée sur la prise en charge des luttes et des transformations sociales par les travailleurs eux-mêmes et les travailleuses elles-mêmes : et sur un projet de société opposé à l'étatisme du léninisme ou de la social-démocratie, mais aussi différent du projet traditionnel des anarchistes, trop «éclaté», trop «communaliste» pour être crédible dans les pays industrialisés. Car le communisme libertaire c'est aussi la volonté de dégager le combat libertaire de tout un fatras idéologique qui l'a peu à peu étouffé. La volonté d'ancrer l'utopie dans la réalité concrète et actuelle, dans les pratiques sociales, dans la lutte de classes. Et de proposer une cohérence politique et un cadre organisationnel efficace, au service d'un projet libertaire contemporain. Le combat n'est pas facile. Dans certains milieux libertaires, on a mal accepté et on accepte toujours mal les empêcheurEs de tourner en rond. Des groupes, des fédérations et des individualistes anarchistes ont enterré les vertus subversives et l'ouverture d'esprit des premierEs antiautoritaires -- ceux et celles de l'Association internationale des travailleurs (sic) où Marx et Bakounine s'affrontaient mais aussi se côtoyaient, ou des syndicalistes révolutionnaires du XXème siècle. On a substitué à une dynamique novatrice une orthodoxie obscure, figée, sectaire, un système de négations, d'interdits et de tabous. Nous voulons «retourner aux sources» pour échapper aux prêches des mauvais épigones.
Voilà les soucis essentiels, communs à la FCL dans les années 1950, à l'UTCL dans les années 1970 et 1980. La réédition du Manifeste de 1953 permet de mesurer le chemin parcouru, et de puiser à cette source des idées toujours neuves. Certaines de ses pages sont d'une actualité étonnante. D'autres ont vieilli. Et sur quelques unes le désaccord est grand entre les communistes libertaires d'aujourd'hui et le Manifeste de la FCL. C'est normal. L'ouvrage ne se veut pas une bible, mais un outil pour faire réfléchir. À cet égard, il n'a rien perdu de son intérêt, et soulève plusieurs questions importantes.
Les analyses sur la société capitaliste contemporaine provoquent les premières et passionnantes comparaisons.
En 1953, le capitalisme français s'intègre péniblement dans le capitalisme moderne, «fordiste», celui de l'expansion, du taylorisme, de la régulation sociale, avec ses grands trusts et la puissance grandissante de l'État. Une mutation qui devait bousculer toute les données sociales, économiques, et finalement politiques héritées de l'avant-guerre.
Le lectorat d'aujourd'hui assiste lui aussi à une nouvelle phase de mutations, le système capitaliste cherche à tâtons un nouveau mode d'exploitation des travailleurs et des travailleuses, de nouveaux rapports sociaux, différents de ceux mis en place en France dans les années 1950. À nouveau l'appareil des concepts traditionnels est mis à mal.
Le Manifeste porte sur les évolutions d'alors un regard clair.
- Sur la définition même des classes sociales et notamment du prolétariat (qui commençait alors à prendre son essor tandis que la paysannerie s'effondrait) : le «prolétariat» du Manifeste et le capitalisme qu'il nous restitue s'éloignent bien souvent des clichés marxistes classiques.
- Le développement de l'appareil d'État et de la technocratie dans les rapports de production sont l'occasion d'affiner l'analyse de ces rapports, en offrant au critère des pouvoirs réels sur la production et sur la société la place décisive qui est la sienne. De même, on y retrouve un antiétatisme concret et actualisé, nettement opposé au marxisme (1), mais qui n'est comparable ni aux lamentations abstraites des anarchistes orthodoxes, ni aux tromp-l'oeil du libéralisme.
Sur la question des avant-gardes ou plutôt de l'avant-garde puisque le manifeste en distingue nettement une, les choses se compliquent. Plusieurs pages du Manifeste peuvent surprendre sous la plume de libertaires, si on ne se ressitue pas dans la période où elles ont été écrites. 1953 c'est du côté libertaire un dogmatisme et un confusionisme inimaginables, et c'est dans le mouvement ouvrier l'hégémonie quasi absolue du stalinisme. La FCL devait croiser le fer avec les uns et les autres, et comme il arrive presque toujours, subit l'influence des deux pressions. Surtout le style est volontairement provocateur ; il brandit devant les esprits bien pensants de l'anarchisme les mots tabous avec la rage et les excès propres à ce genre d'affrontement entre ancienNEs et modernes. Au prix de contre-sens parfois malheureux. Mais en mettant le doigt sur les failles de la pensée libertaire traditionnelle.
Car la question de l'avant-garde est, parmi les tabous que trimbalent les anarchistes, un des plus absolus. Et pour cause. Peut-on à la fois refuser touTEs les chefs, toutes les directions, toutes les hiérarchies, et accréditer le fait que des libertaires puissent être des leaders ou même simplement animer des luttes ? La contradiction paraît insupportable à certains esprits. On constate pourtant que des libertaires ont souvent joué un rôle important dans l'histoire du mouvement ouvrier. Les militantEs libertaires ouvrierEs y composent une galerie impressionnante et haute en couleur de leaders et de porte-paroles des revendications et des aspirations des oppriméEs. Mais les anarchistes orthodoxes ne veulent pas reconnaître une évidence aussi contradictoire. Il s'ensuit un comportement politique cahotique de ceux et celles qui tout en récusant toutes les avant-gardes --et partant les responsabilités spécifiques des militantEs-- se valorisent pourtant eux et elles-mêmes face à une masse jugée plus ou moins «abêtie» et glorifient les «grandEs anarchistes».
Il est vrai que l'avant-gardisme qui est le fondement du léninisme ne contribue pas à clarifier les choses. La question est comme faussée, coincée entre le spontanéisme anarchiste et l'autoritarisme léniniste. Pour les unEs le refus, légitime, de s'imposer aux masses et de devenir une nouvelle bureaucratie inspire hélas la démission, la désorganisation, le repli dans de petits cercles, l'inefficacité. Pour les autres, la priorité au parti conduit au mépris de la créativité et de l'initiative des travailleurs et des travailleuses, des jeunes, et finalement effectivement à la mise en place de régimes bureaucratiques.
La valeur de la FCL a été de vouloir traiter de front le problème, en écartant les interdits anarchistes traditionnels qui n'étaient pas ceux de l'aile bakouninienne de la 1ière Internationale ou des syndicalistes révolutionnaires. Mais souvent elle additionne les positions des unEs et des autres et même, par réaction, plutôt des autres.
Il faudrait aller plus loin, dépasser les termes d'un vieux débat, et trouver une définition antiautoritaire du rôle des animateurs des luttes et des organisations de masse. La lutte des libertaires devient naturellement contradiction dès qu'ils et elles s'inscrivent dans la réalité. On est à la fois pour l'auto-organisation, et organisateurs et organisatrices ; à la fois pour la spontanéité et source de propositions ; à la fois pour la démocratie directe et l'autogestion, et médiateurs actifs et médiatrices actives entre les gens, voir médiateurs et médiatrices entre la collectivité des gens et les autorités qu'on affronte. Loin de repousser l'idée avec horreur, il faut saisir tout le contenu vivant d'une telle dialectique. Car ce sont des données sociales, culturelles, psychologiques, pour certaines multi-séculaires, qui font que les travailleurs et les travailleuses ne s'engagent pas dans l'action touTEs au même rythme, de la même manière, avec le même niveau de conscience et de compréhension immédiate. De plus toute lutte d'ampleur --et le capitalisme appelle contre lui des luttes y compris internationales -- nécessite l'intervention de coordinateurs et coordinatrices responsables. La question réelle ne se traite donc pas dans l'absolu : «avant-garde ou pas ?» «leader ou pas ?». Puisque de toute façon le rapport militantE-masse existe, il s'agit surtout de mener une forme spécifique de pratique militante, où on est «à l'avant-garde» mais en privilégiant une dynamique de démocratie et d'auto-organisation des gens eux et elles-mêmes susceptible de permettre la remise en cause future de ce rôle d'avant-garde. On trouve aussi cette dialectique dans le manifeste de 1953, mais juxtaposé avec des formulations beaucoup plus dirigistes. C'est qu'il ne suffit pas de dire «la casse avant le parti» si tant est bien sûr que le mot soit judicieux. Le manifeste ne se dégage pas d'une conception mécaniste de l'histoire, conception commune à l'anarchisme et au marxisme ; c'est peut-être là que se trouve la clef théorique du problème.
Lorsqu'on dit que «les directives de l'organisation ne sont pas des impératifs externes mais l'expression réfléchie des aspirations générales populaires» et plus loin «l'avant-garde organisée est au fond le miroir de la classe exploitée», on fait ni plus ni moins référence à un matérialisme mécaniste fondé sur la théorie des «reflets». On peut alors s'exclamer : «le drame est que plusieurs organisations prétendent représenter authentiquement la classe ouvrière, aussi bien les organisations socialistes réformistes ou communistes autoritaires que l'organisation anarchiste». Puis on se rassure : «seule l'expérience... peut donner en définitive raison aux unEs et aux autres... pour nous, à travers leurs expériences, les masses finiront par trouver la voie du communisme libertaire».
C'est bien l'appareil de concept qui a ciment. le léninisme que le lectorat retrouve ici mais au service d'une autre cause : le parti représente la conscience achevée du prolétariat, chaque classe a, au niveau idéologique, sa représentation légitime --son «reflet»-- et de fausses représentations --les autres ; l'histoire a un sens logique pratiquement pré-établi et la doctrine du parti --ici anarchiste-- détient les clefs de ce futur que les classes rejoindront immanquablement. Ces prétentions ne sont pas étrangères aux courants anarchistes, même si elles sont contradictoires avec une conception antiautoritaire de l'histoire. Or l'histoire n'A PAS un sens prédéterminé. Il n'y a pas une succession logique et prévisible, un enchaînement implacable, et nécessairement «progressiste», qui a conduit de la féodalité au capitalisme et qui prépare la victoire inexorable du socialisme. De même une rupture avec le capitalisme ne donnerait pas automatiquement un type donné de socialisme seul possible. L'émancipation des travailleurs et des travailleuses dans une société nouvelle ne sera pas le produit automatique du développement des forces productives. Une rupture interviendra ou n'interviendra pas, en fonction de la volonté, de la conscience, des projets, des réalisations des classes dominées. Et la société nouvelle pourra prendre les formes les plus diverses, parce que l'histoire ne dépend pas seulement de facteurs «objectifs», ou qu'elle dépend d'abord des plus objectifs de ces facteurs : la créativité des hommes et des femmes, leur capacité à transformer leur environnement naturel et social.
En se situant dans une conception de l'histoire ni déterministe ni volontariste, mais qui affirme la capacité créatrice des masses dans le cadre déterminé de chaque moment de l'histoire, on se doit de rejeter au loin les mécanismes d'un marxisme fossilisé. Les tentatives de récupérer le mouvement du prolétariat sous l'aile de telle ou telle théorie --fût-elle libertaire-- «scientifiquement légitimée» tient de la supercherie. Considérons toutefois que la rédaction du Manifeste visait plutôt à retrouver le lien entre le mouvement réel de l'histoire ouvrière et ce qu'il nommait «la doctrine anarchiste».
Ce lien, il existe indénialement. Considérons le mouvement ouvrier tel qu'il est : un lieu de conflit permanent entre tendance et pratiques différentes. Les travailleurs et les travailleuses n'ont pas une conscience unifiée, des aspirations uniques ; ils ne composent pas une armée disciplinée et uniforme en quête de généraux. Chaque courant s'inscrit dans cet ensemble de contradictions.
Si les communistes libertaires n'ont pas à se prétendre le reflet légitime mais héals incompris de «la conscience vraie de larges masses», si nous n'avons pas la faiblesse de penser notre projet de société comme une prédiction inspirée, nous sommes une part constitutive du mouvement ouvrier, nous avons des propositions à faire, et notre intervention peut infléchir et transformer les cours des choses. On peut tourner le dos aux prétentions dirigistes illustrées notamment par le stalinisme tout en s'organisation et en défendant avec force ses propres propositions. Ce sera à la collectivité des travailleurs et des travailleuses --à laquelle nous appartenons-- non pas de «faire le choix» entre mauvaises et bonne doctrines, mauvaises et bonnes directions, mais d'élaborer sa propre ligne de conduite en s'inspirant du débat d'idées et donc aussi de nos propositions. Le projet des communistes libertaires ne peut donc pas prétendre être celui que les travailleurs et les travailleuses reprendrons «clef en main» dans l'avenir. La spécificité de notre projet est justement que les travailleurs et les travailleuses se donnent peu à peu le leur. Mais dans l'élaboration collective d'objectifs limités aujourd'hui, et, demain, nous le souhaitons, plus ambitieux, nous ne serons pas absentEs.
C'est dire pour nous toute l'importance de s'ORGANISER et de s'armer d'un programme évolutif, pour être efficaces dans la guerre des idées et dans les luttes concrètes. Nous souscrivons donc pleinement à la critique décapante du manifeste, adressée aux courants antiorganisationnels et aux courants «synthésistes» de l'anarchisme, même si le modèle proposé en 1953 est différent sur des points importants du fonctionnement actuel de l'UTCL.
Et maintenant ? Quelques réflexions personnelles d'un communiste libertaire engagé dans l'action militante après 1968 sur le Manifeste de la FCL rédigé il y a maintenant quelqee trente ans n'épuisent pas le sujet. Aujourd'hui des générations successives de camarades se retrouvent ensemble dans l'UTCL --George Fontenis, le rédacteur du Manifeste, l'a rejointe il y a plusieurs années, de même que Daniel Guérin et d'autres camarades-- et nous nous retrouvons touTEs confrontéEs à de sérieuses questions sur le présent et sur le futur.
La société capitaliste se transforme à vive allure et les données de la lutte de classe se modifient sensiblement. Nous ne sommes soumis à aucun dogme intangible et nous savons pertinemment l'immense effort d'innovation nécessaire. Nous y travaillons. Un nouveau manifeste est en gestation, fruit d'un débat de tous et toutes à l'UTCL.
Armés de l'énergie d'un courant qui puise ses racines parmi les antiautoritaires de la 1ière Internationale, les syndicalistes révolutionnaires, et les communistes libertaires de la révolution soviétique, c'est vers l'avenir que nous sommes tournés. Notre recherche nous mène assez loin des sentiers battus. Dans l'analyse nous ne sommes ni antimarxistes, ni marxistes, mais en quelque sorte «postmarxiste» (et d'une certaine manière postanarchiste). Nous sommes toujours dans le vieux débat entre libertaire qui oppose «synthésistes» à «plateformiste», les tenantEs de l'organisation. Mais pas d'une organisation centralisatrice ou monolithique. Et si nous rejetons la synthèse --c'est-à-dire l'addition sans queue ni tête de toutes les tendances dites anarchistes, mêlant des contraires inconciliables-- nous avons avec l'histoire un rapport «ouvert» et puisons nos références à des sources multiples sans s'aliéner à aucune. Si nous sommes toujours si solidement des révolutionnaires, nous élaborons une stratégie de contre-pouvoir qui permette de retrouver une crédibilité à la rupture avec le capitalisme et à la mise en place d'une société autogestionnaire. Nous savons bien qu'une recomposition politique parmi les travailleurs et les travailleuses ne se fera pas avec nous seuls, et nous sommes résolument unitaires et ouvert au débat tout en restant fermes sur nos positions.
Bref, nous cherchons une définition actuelle de la lutte libertaire qui inaugurera peut-être l'émergence d'un courant politique nouveau. Pour une Alternative libertaire.
Novembre 1984
(1) Nous n'entendons pas ici par marxisme la pensée de Marx, complexe et multiforme mais le marxisme historique des politicienNEs qui s'est constitué comme une idéologie fermée, un dogme justificatif de pouvoir exercé abusivement au nom du prolétariat.
Saisie de texte: Nicolas Phébus
Merci aux camarades d'Alternative libertaire d'avoir eu l'amabilité de m'envoyer une photocopie de ce texte.
Source: Manifeste du communisme libertaire, réédition commentée, préface de Guy Bourgeois, édition L, collection Le Fil du temps, 1985, 67 p.

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