Pierre et Florence, derrière les fourneaux de la Conquête du pain (Paul Conge/Rue89) |
Sandwich Kropotkine
Dans une boulangerie anarchiste : « Il y a toujours des enjeux de pouvoir »
Paul Conge | Journaliste
C’est bien connu, l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir. Du moins, en théorie. Les mitrons de La Conquête du pain,
une petite boulangerie « bio et autogérée » à Montreuil
(Seine-Saint-Denis), pétrissent leurs miches depuis quelques années en
s’attachant à appliquer les préceptes anarchistes.
« On fonctionne du feu de Dieu ! » assure Thomas, à vif derrière sa cuve de pétrissage. Nous sommes descendus au sous-sol par une échelle bancale. L’endroit, vétuste, plongé dans le vacarme des fourneaux et des cuves, est étouffé sous une chape de plomb de 35 degrés.
Cofondée en 2010 par deux militants anars de No Pasaran, de veine
antifasciste, et « deux non-militants qui avaient une vision plus
entrepreneuriale », la boulangerie turbine aujourd’hui à l’aide de huit
employés (six salariés, deux apprentis) travaillant à salaires égaux
(1 350 euros net par mois), ravis de matérialiser les théories libertaires.
La plupart proviennent de milieux militants d’ultragauche : mouvements altermondialistes, fédération anarchiste, autonomes radicaux... « Beaucoup se revendiquent communistes libertaires sans savoir ce que c’est », ironise Thomas, la bouche obstruée par un masque à poussière.
Rien ne prédisposait vraiment Thomas au travail du pain. C’est la nature du projet qui l’a emballé :
Soucieux de conserver des tarifs faibles – 1 euro la baguette « préhistorique » ou « baobab », fabrication maison –, ils se fendent même d’un « tarif de crise » (réduction de 25% sur les baguettes, et 10% sur les spécialités) pour ceux qui souffrent de problèmes financiers. Sur simple demande : « On ne réclame pas de justificatifs », précise Thomas.
Leur attachante initiative a été abondamment médiatisée (Le Parisien, Arte, BFM-TV), au point d’être classée au rang des « utopies concrètes ». « Un peu comme pour tous les projets autogérés », s’amuse Thomas.
Si le projet inspire la sympathie, la mise en pratique de
l’autogestion reste, malgré la bonne volonté ambiante, encore à l’état
d’ébauche. « Ce n’est pas de la vraie autogestion », commente Florence,
affublée de son T-shirt à l’effigie du groupe de punk-rock Anti Flag.
A La Conquête du pain, personne n’a, théoriquement, de pouvoir sur
personne. Au fond, l’autorité est refusée en bloc par les tenants de
l’anarchie. Pas de doute sur leurs intentions : « On essaie de
fonctionner de façon horizontale », dit Florence.
Ils reconnaissent ne pas tous être sur un exact pied d’égalité :
Florence termine, un peu désabusée, sur un postulat indéboulonnable :
Dans l’idéal, les entreprises anarchistes se passent de la
spécialisation des tâches. Nul n’est censé être irremplaçable, car la
compétence exclusive génère les privilèges.
Thomas : « Il faut une capacité à la rotation, pour éviter les nœuds d’étranglement. » Toutefois, la promesse est difficilement tenable. L’équipe divise le travail en quatre secteurs : logistique, vente, livraison et production. Et chacun a ses chasses gardées, à l’image des entreprises ordinaires. Pierre, cofondateur, est en charge des lourdes questions administratives. Que personne ne lui envie :
Pas supposés peser dans les décisions, les moyens de production
jugulent aussi leurs ambitions : « On est dans tellement de
contradictions. On ne possède pas le capital, on a contracté un prêt de
250 000 euros », confesse Thomas. Propriété sans laquelle il est
difficile de s’affranchir des influences extérieures.
Leurs locaux souffrent de grandes imperfections. Florence : « On a plein de bonnes surprises, les plombs qui sautent, l’eau qui coule du plafond, un jour un four a pété... » Bilan de ce dernier épisode : 32 000 euros, en (petite) partie financé grâce aux souscriptions :
Ils revoient aussi leurs exigences « bio » à la baisse : « La farine, les graines sont clairement bio, mais le beurre et les œufs, non, ça augmente les coûts matière de façon conséquente », certifie Thomas.
Tout de même, ils ont taillé un système de démocratie directe, et transparente, à leur image : « On essaie d’être cohérents avec nos engagements. On prend toutes les décisions collectivement, en cherchant le consensus. » Salaires, primes, orientations, grands et petits changements : tout y passe.
Une semaine sur deux, ils tiennent une assemblée générale de deux heures, visant à « raconter tout ce qu’on fait, et à examiner les points sur lesquels on n’est pas efficaces », résume Thomas.
Les désaccords sont rares, mais « il peut parfois y avoir un vote, lorsqu’on est en présence de positions vraiment tranchées... Dans ce cas, on a un consensus mou ».
Autogestion en demi-teinte, certes. Mais ils peuvent se targuer d’un succès assez solide : « On engrange un bénéfice important qui nous permet de rembourser nos dettes », commente Thomas. Entre 200 et 300 clients défilent chaque jour à la boulangerie. « 231 pour le 5 juillet ! » affirme-t-il après avoir consulté son ticket Z.
Le tout leur permet de pérenniser leurs activités.
« On fonctionne du feu de Dieu ! » assure Thomas, à vif derrière sa cuve de pétrissage. Nous sommes descendus au sous-sol par une échelle bancale. L’endroit, vétuste, plongé dans le vacarme des fourneaux et des cuves, est étouffé sous une chape de plomb de 35 degrés.
La plupart proviennent de milieux militants d’ultragauche : mouvements altermondialistes, fédération anarchiste, autonomes radicaux... « Beaucoup se revendiquent communistes libertaires sans savoir ce que c’est », ironise Thomas, la bouche obstruée par un masque à poussière.
Rien ne prédisposait vraiment Thomas au travail du pain. C’est la nature du projet qui l’a emballé :
« Je ne voulais pas du tout devenir boulanger, j’avais un DEA en génie mécanique. On aurait monté un magasin de chaussures anarchiste, j’aurais suivi... »
Menus « bolchevique » et « communard »
Sandwichs « Marx » (jambon blanc, emmental) et « Kropotkine » (crème de poivron, saucisson, roquette), menus « bolchevique » et « communard » : ils distillent leur griffe anarcho-communiste jusque dans les intitulés de la boutique.Soucieux de conserver des tarifs faibles – 1 euro la baguette « préhistorique » ou « baobab », fabrication maison –, ils se fendent même d’un « tarif de crise » (réduction de 25% sur les baguettes, et 10% sur les spécialités) pour ceux qui souffrent de problèmes financiers. Sur simple demande : « On ne réclame pas de justificatifs », précise Thomas.
Leur attachante initiative a été abondamment médiatisée (Le Parisien, Arte, BFM-TV), au point d’être classée au rang des « utopies concrètes ». « Un peu comme pour tous les projets autogérés », s’amuse Thomas.
Le tableaux des sandwichs, dont les noms sont inspirés par la littérature communiste et libertaire (Paul Conge/Rue89) |
1. L'autorité irréductible
« Il y a toujours des enjeux de pouvoir »Ils reconnaissent ne pas tous être sur un exact pied d’égalité :
« On écoute d’abord ceux qui ont le savoir-faire. Si Pierre [un des cofondateurs, boulanger de profession, ndlr] dit qu’il faut pétrir de cette façon, on ne va pas le contredire. »Ils réactivent, finalement, une vieille relation entre savoir et constitution d’un pouvoir. Certains invariants semblent à l’épreuve des expériences alternatives.
Florence termine, un peu désabusée, sur un postulat indéboulonnable :
« Quelle que soit l’entreprise, il y a toujours des enjeux de pouvoir. »
2.Eviter la division du travail, tant qu’on peut...
« Les tableaux de comptabilité, j’y pige rien »Thomas : « Il faut une capacité à la rotation, pour éviter les nœuds d’étranglement. » Toutefois, la promesse est difficilement tenable. L’équipe divise le travail en quatre secteurs : logistique, vente, livraison et production. Et chacun a ses chasses gardées, à l’image des entreprises ordinaires. Pierre, cofondateur, est en charge des lourdes questions administratives. Que personne ne lui envie :
« L’administratif fait chier tout le monde, on n’a pas assez d’expérience, on essaie de se le répartir comme on peut... Et les tableaux de comptabilité, par exemple, j’y pige rien. »Tout bien pesé, les possibilités concrètes de rotation sont, ils ne le cachent pas, assez réduites. « Le roulement imposerait de former tout le monde. Je pourrais remplacer Pierre pour le four mais pas pour la pâte. » Il est des maillons sans lesquels la boutique ne peut pas tourner.
3. L’impasse du capital
« On est dans tellement de contradictions... »Leurs locaux souffrent de grandes imperfections. Florence : « On a plein de bonnes surprises, les plombs qui sautent, l’eau qui coule du plafond, un jour un four a pété... » Bilan de ce dernier épisode : 32 000 euros, en (petite) partie financé grâce aux souscriptions :
« Les gens nous envoyaient des sous avec des petits mots, on a récolté 10 000 euros. »Ils ont été contraints de verser « dans le productivisme à mort », confie Thomas. « On a des conditions de travail de fou. »
Ils revoient aussi leurs exigences « bio » à la baisse : « La farine, les graines sont clairement bio, mais le beurre et les œufs, non, ça augmente les coûts matière de façon conséquente », certifie Thomas.
L’autogestion à petits pas
Ils s’en doutaient un peu : l’idéal politique n’est pas au rendez-vous. « L’autogestion, c’est un processus », reconnaît Florence. La tête sur les épaules, ils ne pèchent pas par excès d’idéalisme.Tout de même, ils ont taillé un système de démocratie directe, et transparente, à leur image : « On essaie d’être cohérents avec nos engagements. On prend toutes les décisions collectivement, en cherchant le consensus. » Salaires, primes, orientations, grands et petits changements : tout y passe.
Une semaine sur deux, ils tiennent une assemblée générale de deux heures, visant à « raconter tout ce qu’on fait, et à examiner les points sur lesquels on n’est pas efficaces », résume Thomas.
Les désaccords sont rares, mais « il peut parfois y avoir un vote, lorsqu’on est en présence de positions vraiment tranchées... Dans ce cas, on a un consensus mou ».
Autogestion en demi-teinte, certes. Mais ils peuvent se targuer d’un succès assez solide : « On engrange un bénéfice important qui nous permet de rembourser nos dettes », commente Thomas. Entre 200 et 300 clients défilent chaque jour à la boulangerie. « 231 pour le 5 juillet ! » affirme-t-il après avoir consulté son ticket Z.
Le tout leur permet de pérenniser leurs activités.
« Les gens gardent en tête qu’on est une boulangerie anar et qu’on fait du bon pain. »L’essentiel est par là.
1 commentaire:
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