mardi, juin 26, 2012

Retour vers un féminisme matérialiste





À partir du dernier ouvrage de Roland Pfefferkorn, "Genre et rapports sociaux de sexe", nous proposons ici une façon de lire et de comprendre les multiples dimensions des inégalités persistantes entre hommes et femmes.


Dans "Genre et rapports sociaux de sexe", Roland Pfefferkorn propose une initiation aux concepts utilisés pour aborder les inégalités sociales hommes/femmes. En particulier, son approche met en avant l’apport des travaux issus du féminisme matérialiste. Cela le conduit à mettre en valeur les ambiguïtés de la notion de genre et à montrer les avantages théoriques de l’analyse en termes de rapports sociaux de sexe. Dans l’introduction, l’auteur met en perspective l’histoire de la sociologie en rappelant que ce n’est qu’à partir des années 1970, par l’action des militantes et de chercheuses féministes, que cette discipline est conduite à prendre en compte le fait social de l’inégalité homme/femme.

Rompre avec le naturalisme


Dans un premier chapitre, intitulé « Rompre avec le naturalisme », l’auteur est conduit à mettre en valeur la rupture que constitue l’approche féministe matérialiste par rapport aux perspectives antérieures, avant les années 1970, tournées vers les notions de rôles sociaux. S’inscrivant dans une continuité avec le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, les théorisations de Christine Delphy, inspirées par un usage hétérodoxe de Marx, sont ici fondamentales. L’auteur rappelle comment ont été construits les concepts de « patriarcat », de « mode de production domestique », de « travail domestique » comme catégories autonomes du capitalisme. Néanmoins, elles se heurtent selon lui à certaines limites : « En sous estimant, de notre point de vue, les changements réels qui sont intervenus, même s’ils sont très partiels et parfois difficiles à interpréter, en négligeant l’accroissement des marges d’autonomie des femmes au cours des dernières décennies, Christine Delphy s’interdit de prendre en compte l’historicité et la dynamique du mode de production domestique, elle inscrit sa conceptualisation dans une perspective fondamentalement fixiste » (p. 38).

Ce n’est que dans les approches en termes de division sexuelle du travail et avec le concept de rapports sociaux de sexe que certaines apories sont résolues. Elles permettent ainsi de penser l’exploitation de femmes, de plus en plus nombreuses sur le marché de l’emploi, conjointement dans la sphère domestique et productive.


La notion de genre


Le second chapitre est consacré à l’étude de la notion de genre dont l’auteur met en valeur les ambivalences qui ont pu conduire au large succès de ce terme. Il est possible de souligner par exemple, parmi les analyses qu’il effectue, le contraste entre deux théorisations du genre. Cette notion semble pouvoir se confondre initialement avec celle de sexe social. L’auteur rappelle à ce propos les théorisations de Colette Guillaumin sur la construction de la «classe de sexe des femmes» par le sexage, c’est-à-dire «l’appropriation privée et collective» des femmes. Il montre cependant comment la notion de genre, telle qu’elle est utilisée dans les théories queer, conduit à réduire l’opposition entre féminin et masculin à ses dimensions normatives et aux questions d’identités sexuelles.

C’est ainsi qu’il est conduit, dans le troisième chapitre de son ouvrage, à l’analyse des critiques de cette notion. Il en distingue principalement trois. Tout d’abord, le biais culturaliste et en définitive idéaliste de cette notion dans les théorisations postmodernes, telles que les théories queer, conduit à négliger la base matérielle économique de la construction du genre. La seconde critique porte sur la renaturalisation qui s’effectue sous couvert de la distinction entre sexe biologique et genre comme construction sociale. Dernière dimension, la thèse postmoderne de la pluralité des genres dissout le rapport social de classe qui pourtant apparaît clairement à un niveau macro-sociologique.


Centralité du travail


Le dernier chapitre est ainsi consacré plus spécifiquement aux notions de «division sexuelle du travail» et de «rapports sociaux de sexe». L’auteur rappelle, en s’inspirant de Danièle Kergoat, que la notion de rapport social désigne «une tension qui traverse le champ social et qui érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux aux intérêts antagonistes» (p. 96).

Cette notion met en avant le caractère antagonique du social, et ainsi la centralité de la notion de travail. Les rapports sociaux de sexe se construisent à partir de la division sexuelle du travail, mais également du contrôle de la sexualité et de la fonction reproductive des femmes. En outre, Danièle Kergoat a montré comment les rapports sociaux de sexe, de «race» et de classe devraient être analysés dans leur consubstantialité et leur coextensivité les uns avec les autres.

En définitive, les analyses axées sur la conflictualité sociale en termes de rapports sociaux de sexe, par rapport à celle de «domination masculine», permettent de mieux penser l’articulation entre reproduction des rapports de domination et transformation de ces rapports dans le cadre de luttes collectives d’émancipation.

Dans sa conclusion, l’auteur revient sur la distinction entre articulation des rapports sociaux et théories de l’intersectionnalité. Ces dernières, issues du contexte intellectuel étasunien, ont pour conséquence d’accorder, comme les théories queer, une place prépondérante aux dimensions culturelles et identitaires.


Un courant radical oublié


En mettant l’accent sur les théories issues du féminisme matérialiste, l’ouvrage de Roland Pfefferkorn possède le mérite de mettre en lumière tout un courant radical d’analyse des inégalités hommes/ femmes, occulté dans les années 1980 par le différentialisme du french féminism, puis dans les années 1990 par la réception des théories queer et l’analyse bourdieusienne en termes de domination masculine. Pourtant, dans le sillage des analyses du patriarcat par la féministe américaine Kate Millet, auteure de La politique du mâle en 1970, les travaux de théoriciennes telles que Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Colette Guillaumin, Monique Wittig, ou encore Danièle Kergoat présentent la spécificité d’appuyer leurs critiques de l’inégalité sociale entre hommes et femmes sur une base économique, mais sans s’y réduire.

En particulier, avec la notion de «sexe social», ces théoriciennes ont montré avant les théories queer comment les identités sexuelles n’étaient que des constructions sociales.

Elles ont ainsi initié une critique de l’hétéronormativité qui ne se réduit pas à une simple critique des normes, mais qui trouve sa base dans une analyse des conditions socio-économiques des catégories sexuelles. Ainsi, oublie-t-on bien souvent que ce n’est pas uniquement du côté de Foucault, mais également de Monique Wittig, que Judith Butler a été chercher l’inspiration de sa théorie de la déconstruction du genre.


Irène
AL Paris Nord-Est

Alternative libertaire, juin 2012, N°218


Via http://www.anarkismo.net/article/23172

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